Une brève histoire des réseaux de télécommunications

Communiquer vite et loin est une quête ancienne. De l’Antiquité à nos jours, étapes-clés de l’évolution des techniques.
Dès l’Antiquité, les Grecs, les Romains et les Chinois organisent des chaînes de sentinelles à portée de vue les unes des autres pour propager rapidement une nouvelle. Chacune peut en effet reproduire le signal de fumée ou de lumière que la précédente a pu émettre. Eschyle dans l’Orestie en donne un exemple.

Signaux et symboles
Le système des sentinelles se perfectionne à la fin du XVIIIe siècle avec l’invention du sémaphore de Claude Chappe qui permet, par temps clair, de transmettre un peu plus d’un symbole à la minute, parmi 196 possibles. (Deux grands bras mécaniques possédant chacun 7 positions s’articulent aux deux bouts d’une barre centrale pouvant prendre 4 positions, soit 7 x 7 x 4 = 196 symboles possibles.) Ces signaux parcourent alors les 193 km séparant Paris de Lille en 9 minutes au moyen de 15 stations relais.

Le débit et la portée augmentent encore avec l’invention du télégraphe par Joseph Henry et sa mise en œuvre par Samuel Morse en 1837. Ce dernier invente notamment un codage binaire des lettres et des chiffres. Chaque lettre est représentée par une suite de 1 à 5 impulsions courtes ou longues ; les impulsions, les lettres et les mots étant séparés par trois longueurs de pauses différentes. Le code de Morse, sorte de dictionnaire qui donne la signification des suites de symboles utilisées, indique par exemple que « … » (pour trois impulsions courtes) signifie la lettre « S » alors que « – – – » (pour trois impulsions longues) signifie la lettre « O » ; de même, « . » signifie « E » et « .- » signifie « A ».

Le télégraphe traverse l’Atlantique en 1866 après deux ratés à la fin des années 1850. Ces difficultés de transmission sous l’eau font progresser la physique de la transmission d’ondes électromagnétiques avec notamment les travaux d’Oliver Heaviside qui reformule les équations de Maxwell.

Transmission de la voix

Plusieurs inventeurs ont l’idée du téléphone, mais c’est Graham Bell qui gagne la bataille des brevets tout juste devant Elisha Gray, avant de réaliser le premier prototype en 1876.

Le téléphone se développe ensuite tout au long du XXe siècle pour devenir un gigantesque réseau mondial de télécommunications. Le premier lien transcontinental est possible en 1915, grâce à des tubes à vide pour amplifier les signaux électriques qui s’atténuent sur les longues distances. Les premiers commutateurs automatiques apparaissent dans les années 1920. Les liaisons transocéaniques se font par radio dès 1927. Les premières lignes souterraines naissent avec le câble coaxial en 1937. Le premier câble téléphonique transatlantique arrive en 1956. En 1963, apparaissent les premiers multiplexages numériques, qui permettent de faire passer plusieurs communications sur le même câble (comme expliqué plus loin). Le premier satellite est utilisé en 1965. Il aura fallu un siècle au téléphone pour devenir un réseau véritablement planétaire

Retour à l’écrit
Parallèlement à la transmission de la voix, il faut noter l’invention, au début du XXe siècle, du Télex, réseau de communication entre téléscripteurs, pour transmettre des supports écrits. Pour le codage des caractères, les téléscripteurs utilisaient originellement le code Baudot, du nom de son inventeur Émile Baudot. Ce code de longueur fixe, sur 5 bits dirait-on aujourd’hui, était plus propice au traitement automatique qu’un code de longueur variable comme le code Morse. Le code Baudot est l’ancêtre du code ASCII (American Standard Code for Information Interchange), introduit dans les années 1960 et à l’origine des divers codes de caractères que nous utilisons aujourd’hui.

Avec les téléscripteurs, la course au haut débit est lancée. Les vitesses des machines varient de 60 à 133 mots par minute (soit 50 à 100 bits par seconde). Par souci économique, se pose ainsi le problème de multiplexer plusieurs communications de téléscripteur sur un même câble de télégraphe puis sur un même canal téléphonique.

La réponse théorique vient de Claude Shannon, qui travaille aux Bell Labs. Il jette les bases de la théorie de l’information dans un traité sur la théorie mathématique des communications en 1948. Il met en équation les compromis entre puissance du signal, largeur de spectre utilisé par le signal et quantité d’information qui peut être transmise. Il promeut l’utilisation du mot bit pour désigner l’unité atomique d’information : 1 ou 0, vrai ou faux, oui ou non, etc.

Les ordinateurs apparaissent dans les années 1940 et peuvent communiquer via le réseau téléphonique à la fin des années 1950. Il faut pour cela un modem, ou modulateur-démodulateur, car il faut transformer un signal numérique (des suites de bits) en signal analogique (des sons) et vice-versa. La modulation de fréquence consiste à utiliser des sons suffisamment éloignés pour représenter des séquences courtes de bits. On peut ainsi envoyer un signal numérique via un signal analogique. La technologie est donc prête pour interconnecter les ordinateurs.

Nouveaux modèles de réseaux
Cependant, il reste à « inventer » le concept de réseau d’ordinateurs. Le modèle de réseau en tant que nœuds reliés par des liens apparaît dans les années 1950, avec la naissance de la théorie probabiliste des files d’attente. Leonard Kleinrock identifie en 1961 le point clé pour pouvoir appliquer ces théories : le concept de routeur, soit un nœud capable de stocker un message en attendant que le lien sur lequel il doit être retransmis se libère. On trouve en filigrane, derrière le concept de message, celui de datagramme, c’est-à-dire un paquet élémentaire d’information qui circule de manière autonome dans le réseau. Cette idée va à l’inverse des réseaux téléphoniques reposant sur l’établissement de circuits où l’information circule sans jamais être stockée.

Dans les premiers réseaux téléphoniques, le circuit établi est physique : une suite de fils sont connectés les uns aux autres. Avec l’augmentation du trafic, les fils entre centraux deviennent si demandés qu’il faut inventer un moyen de faire transiter plusieurs connexions sur le même fil. Pour cela, on utilise des signaux de fréquences suffisamment différentes qui peuvent circuler sur le même fil. Il s’agit de multiplexage en fréquence : des connexions différentes utilisent des fréquences différentes. De plus, aujourd’hui, le signal de la voix est numérisé, découpé en paquets de bits qui sont transmis à haut débit (en utilisant des signaux de haute fréquence et de large spectre). Le temps de transmission d’un paquet devient bien plus court que la durée de voix auquel il correspond. Cela permet alors d’entremêler les trains de paquets, obtenant ainsi un multiplexage en temps.

Dans les réseaux téléphoniques évolués, le circuit est donc logique. La connexion entre interlocuteurs reste établie grâce à la commutation de circuits, qui permet de jongler automatiquement entre les fréquences et les fenêtres temporelles. Comme le flux de données est constant (64 000 bits par seconde), ces trains de paquets sont très réguliers et sont entremêlés selon un tricotage très serré utilisant au maximum cette régularité. Tout le réseau téléphonique est ainsi dimensionné pour ce trafic spécifique à la voix.

À l’inverse, dans un réseau d’ordinateurs, on envisage plutôt des trafics irréguliers. Avec les courriers électroniques par exemple, on a besoin d’envoyer quelques paquets de données de temps en temps. Le temps d’établissement de la connexion peut alors être grand devant son temps d’utilisation. Quand on transfère un fichier, on a besoin d’envoyer une grande quantité d’information le plus vite possible. Il n’y a donc pas vraiment de bornes sur le débit qu’on attend d’une connexion entre ordinateurs. Cette idée de débits variables débouche sur la notion de commutation de paquets, où chaque paquet est traité indépendamment et peut être mis en attente dans un routeur si trop de paquets se présentent simultanément pour un lien donné

Réalisations expérimentales

Le premier réseau d’ordinateurs avec commutation de paquets s’appelle ARPANET et voit le jour en 1969. Il relie alors quatre laboratoires de recherche de l’Ouest américain. Le projet est mené par Lawrence Roberts. Leonard Kleinrock, qui en reçoit le premier routeur, est aussi le premier expérimentateur de ce type particulier d’ordinateur. ARPANET comprend toujours un mode avec établissement de connexion logique. Il s’agit de la première pièce qui sera intégrée à Internet. Mais on ne peut pas encore parler de naissance d’Internet à proprement parler. Internet vient en effet du néologisme internetting qui désigne le fait d’interconnecter des réseaux. Internet naît donc vraiment en 1983 quand ARPANET est définitivement basculé vers les protocoles TCP et IP, inventés par Vinton Cerf et Robert Kahn, pour être relié au réseau académique CSNET. Les premières expériences d’interconnexions de réseaux ont lieu en 1977 entre ARPANET, Packet Radio Net et SATNET. La connexion de nouveaux réseaux de par le monde va ensuite très vite : connexion du réseau académique européen en 1983, puis d’un réseau japonais, et d’un réseau britannique en 1984.

Inspiré du projet ARPANET, un concurrent français voit le jour au début des années 1970 : le réseau CYCLADES réalisé par Louis Pouzin. Il constitue la première réalisation d’interconnexion de réseaux et possède des idées novatrices par rapport à ARPANET qui seront reprises dans TCP et IP. Le plan d’adressage de CYCLADES est similaire à celui d’IP, les adresses des ordinateurs étant similaires à des numéros de téléphone. Sa gestion de la fenêtre pour le contrôle de flux est améliorée par rapport à l’algorithme NCP alors utilisé dans l’ARPANET. Elle est reprise et encore améliorée dans TCP.

Mais surtout, CYCLADES est le premier réseau fonctionnant uniquement par commutation de paquets. En effet, dans un flux de données, chaque paquet circule indépendamment. Le multiplexage devient alors facile : les paquets de divers flux peuvent s’entremêler sans problème. Par contre, les paquets peuvent arriver dans le désordre. Le récepteur d’un message doit donc être capable de réordonner les paquets. De ce fait, il s’agit forcément d’un ordinateur, c’est-à-dire une machine capable de manipuler l’information, et non d’un combiné passif. Ce qui peut paraître un défaut de prime abord sera une force d’Internet : repousser l’intelligence aux extrémités du réseau, ce qui permet une plus grande interopérabilité et un développement plus rapide et plus économique du réseau, une nouvelle technologie venant facilement remplacer la précédente

Les deux géants
Trente ans plus tard, Internet est devenu aussi imposant que le réseau téléphonique, qui s’est lui-même considérablement développé. Les deux géants sont maintenant interconnectés et partagent de nombreux liens physiques, mais l’un n’a toujours pas supplanté l’autre. Les fibres optiques ont permis d’atteindre des débits de l’ordre de 100 milliards de bits par seconde. Ainsi, une seule fibre peut par exemple acheminer tout le trafic téléphonique de la France, ou encore, l’équivalent de 1000 milliards de lignes de sémaphores.

Les progrès les plus récents, dans les deux cas, concernent la mobilité. L’utilisation généralisée de liens radio permet de communiquer en se déplaçant. Les premiers réseaux radio remontent pourtant au début des années 1970 avec le réseau ALOHA dans les îles hawaïennes. Mais il n’était pas facile à l’époque de caser un ordinateur et un émetteur-récepteur radio dans sa poche !