Un livre « papier » se revend, se prête, se partage. Une fois le support acquis, le propriétaire peut librement le céder (à condition de ne pas modifier ou copier le contenu). En est-il de même pour un livre électronique ? La justice vient de répondre par la négative. Elle l’avait pourtant admis pour un logiciel. Décryptage.
Les faits
Un site Internet néerlandais, sous forme d’un « club de lecture », a mis en place un marché virtuel de livres électroniques d’occasion. Ceux-ci sont soit acquis par le club soit fournis directement par les membres. Dans ce dernier cas, les membres déclarent ne pas avoir pas conservé de copie du livre concerné. Le site appose un filigrane sur chaque e-book, ce qui permettrait de s’assurer qu’il s’agit d’un exemplaire acquis légalement. Les membres du club payent 2 euros par livre, ou fournissent un autre livre en contrepartie.
Les sociétés de gestion collective des droits des éditeurs, attaquent la plate-forme sur la base du droit d’auteur.
Droit de communication au public vs. droit de distribution
Parmi les prérogatives de l’auteur (ou du titulaire des droits si ceux-ci ont été cédés), figurent :
a) Le droit exclusif de « distribution » :
L’autorisation du titulaire est nécessaire pour mettre des exemplaires matériels sur le marché, par exemple sous forme de livres, de disques, de CD, de DVD, etc. L’importation est également visée.
Toutefois, pour préserver la libre circulation des marchandises et la possibilité de revente d’occasion, cette autorisation n’est pas requise pour les exemplaires mis sur le marché de manière légale. On appelle cela l’épuisement du droit de distribution.
b) Le droit exclusif de « communication au public » :
L’autorisation du titulaire est nécessaire pour communiquer une œuvre au public. Ce droit est central dans la e-économie : il englobe tous les modes de communication au moyen d’un dispositif technique à destination d’un public (radiodiffusion, satellite, retransmission par câble, vidéo à la demande, diffusion par Internet, etc.). Dans plusieurs décisions, la CJUE a confirmé la nécessité d’interpréter cela largement, au point d’y inclure toute « mise à disposition » d’une œuvre.
Contrairement au droit de distribution, celui de communication au public n’est jamais épuisé. Par contre, il subit une autre limite : il faut une communication selon un mode technique spécifique, différent de ceux jusqu’alors utilisés ou, à défaut, auprès d’un public nouveau.
Application aux e-books
La Cour européenne est amenée à trancher la question que suivante : la fourniture par téléchargement, pour un usage permanent, d’un e-book, relève-t-il du droit de distribution ou de communication au public ?
Deux éléments vont guider la Cour : d’abord, la volonté du législateur de distinguer distribution électronique et distribution matérielle d’œuvres. Ensuite, l’objectif du droit d’auteur qui vise à permettre la rémunération appropriée des auteurs pour l’utilisation de leurs œuvres.
La Cour en conclut qu’en l’espèce, c’est le droit de communication qui s’applique car celui de distribution s’applique exclusivement à la distribution de copies « tangibles ».
La Cour se dit bien consciente de l’enjeu : dans un cas, le droit est susceptible d’épuisement, tandis que dans l’autre il ne s’épuise jamais. Elle justifie cette différence : elle déduit du traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) sur le droit d’auteur, à l’origine de cette directive, ainsi que des travaux préparatoires de cette dernière, que le législateur de l’Union avait eu l’intention de réserver cette règle d’épuisement à la distribution d’objets tangibles, tels que des livres sur support matériel. En revanche, l’application de cette règle d’épuisement à des livres électroniques risquerait d’affecter l’intérêt des titulaires à obtenir une rémunération appropriée de manière beaucoup plus significative que dans le cas de livres sur support matériel, dès lors que des copies numériques dématérialisées de livres électroniques ne se détériorent pas avec l’usage et constituent ainsi, sur un éventuel marché de l’occasion, des substituts parfaits des copies neuves.
Appliquant alors le droit de communication au cas d’espèce, elle rappelle que pour être qualifiée de communication au public, une œuvre protégée doit :
être communiquée selon un mode technique spécifique, différent de ceux jusqu’alors utilisés ; ou, à défaut,
auprès d’un « public nouveau ».
La notion de « public » vise un nombre de minimis mais indéterminé de destinataires potentiels. A cet égard, il y a lieu de tenir compte du nombre de personnes pouvant avoir accès à la même œuvre parallèlement, mais également du nombre d’entre elles qui peuvent avoir successivement accès à celle-ci.
Dans le cas d’espèce, la Cour relève que toute personne intéressée peut devenir membre du club de lecture, et souligne l’absence de mesure technique permettant de garantir qu’une seule copie puisse être téléchargée pendant la même période.
Le public doit être « nouveau », c’est-à-dire un public n’ayant pas déjà été pris en compte par les titulaires du droit d’auteur lorsqu’ils ont autorisé la communication initiale de leur œuvre au public.
Pour la Cour, la condition du public nouveau est satisfaite : « dès lors que la mise à disposition d’un livre électronique est en général accompagnée d’une licence d’utilisation autorisant seulement la lecture de celui-ci, par l’utilisateur ayant téléchargé le livre électronique concerné, à partir de son propre équipement, il y a lieu de considérer qu’une communication telle que celle effectuée [en l’espèce] est faite à un public n’ayant pas été déjà pris en compte par les titulaires du droit d’auteur et, partant, à un public nouveau. »
Livre électronique vs. Logiciel
En son fameux arrêt Oracle/UsedSoft , la même Cour avait pourtant adopté la solution contraire en matière de logiciels et validé le principe de leur revente sur base de l’épuisement … du droit de distribution.
La Cour avait poussé les choses très loin, jugeant que l’épuisement du droit de distribution des copies de programmes d’ordinateur n’est pas limité aux copies de programmes d’ordinateur se trouvant sur un support matériel, mais qu’il convient, au contraire, de considérer que la directive, en se référant sans autre précision à la « vente d’une copie d’un programme d’ordinateur », ne fait aucune distinction en fonction de la forme matérielle ou immatérielle de la copie en cause (point 55).
Qu’est-ce qui justifie cette différence entre l’e-book et le logiciel ?
Pour la Cour, c’est la nature même de l’œuvre et de sa protection qui l’explique :
D’abord, parce que les logiciels sont régis par une réglementation spécifique, laquelle aurait précisément pour but une telle assimilation entre copie matérielle et immatérielle.
Ensuite, parce que d’un point de vue économique et fonctionnel, la transmission en ligne d’un logiciel équivaut à une remise matérielle. Ce qui n’est pas le cas pour le livre : à l’inverse du livre papier, une version numérique ne se détériore jamais, se substituant ainsi parfaitement à la copie neuve. Sa revente ne nécessitant ni effort ni coût additionnel, le marché d’occasion « en ligne » affecterait ainsi le manque à gagner des titulaires de droits de manière beaucoup plus significative.
Commentaires
Le marché du livre électronique d’occasion est-il … mort-né ?
Même s’il est en soins intensifs, il reste trois portes entrouvertes malgré tout.
La première tient aux spécificités éventuelles de la plateforme d’échange. La Cour dit tenir compte non seulement du nombre de personnes pouvant avoir accès à la même œuvre parallèlement, mais également du nombre d’entre elles qui peuvent avoir successivement accès à celle-ci et laisse à la juridiction de renvoi le soin de tenir compte de l’ensemble des éléments pertinents pour s’assurer que l’œuvre en cause est communiquée à un public. Sur ce point, il est intéressant de noter que la Cour a très fortement reformulé la question posée, et précise que l’usage visé en l’espèce est “permanent”.
La seconde tient aux spécificités des licences des éditeurs d’e-books. La Cour part de l’idée que celles-ci autorisent seulement la lecture, par l’utilisateur ayant téléchargé le livre électronique concerné, à partir de son propre équipement. Si la licence devait être différente, la condition du public nouveau pourrait faire défaut.
La troisième tient à une éventuelle nouvelle décision car on sent la Cour divisée (d’où, probablement, cet arrêt rendu en grande chambre). C’est sur la différence de traitement entre l’e-book et le logiciel que nous avouons ne pas être totalement convaincus :
L’argument de la réglementation spécifique qui aurait voulu créer un régime d’exception ressemble plus à une pétition de principe qu’autre chose ;
L’argument lié à la dégradation du livre papier revient en quelque sorte à inverser le raisonnement. Certes, le risque de détérioration participe à la justification de l’équisement dans un cas (distribution) et pas dans l’autre (communication au public), mais de là à justifier l’application d’un droit plutôt que l’autre par le risque de dégradation, il y a une marge.
Par ailleurs, la démarche de la Cour présente l’inconvénient de figer le droit par rapport à l’état actuel du marché. Si l’on avait appliqué le même raisonnement au début du logiciel, quand il était vendu quasi exclusivement sur un support dans les rayons des grands magasins, est-il certain que la Cour aurait rendu l’arrêt UsedSoft dans les mêmes termes ?
Enfin, si l’on crée deux régimes aussi différents, il faudra clarifier la frontière quant au produit : Quand est-on face à un livre ? Quand est-on face à un programme d’ordinateur ? De quelle catégorie relèvent les livres interactifs, multimédias, intégrant de la réalité augmentée ou de la réalité virtuelle ?
Il reste une dernière explication : la Cour regrette l’arrêt UsedSoft et tente, comme elle l’a déjà fait dans le passé, d’en limiter la portée.