Quand la France se lance dans la reconnaissance faciale

Si des expériences locales de reconnaissance faciale ont été fortement médiatisées, d’autres pratiques restent plus discrètes. En coulisses, les industriels poussent pour que la France ne soit pas à la traîne et l’Intérieur est sensible aux arguments. L’idée d’une loi pour encadrer les expérimentations progresse rapidement et selon nos informations, un texte pourrait être déposé dès cet automne. Enquête.

La reconnaissance faciale n’est pas quelque chose d’inédit en France. Récemment, le décret qui impose cette technologie pour l’outil d’authentification en ligne ALICEM a été attaqué par La Quadrature du Net.

L’une des utilisations les plus importantes reste celle autour du fichier TAJ (Traitement des antécédents judiciaires). Géré par la police et la gendarmerie, ce fameux fichier rassemble les informations sur les procédures policières. Il contient 18,9 millions de fiches de personnes mises en cause, près de 8 millions de photos et représente 6 téraoctets de données.

L’un des soucis récurrents de ce fichier est celui des doubles identités. Fréquemment, des personnes mises en cause déclarent à la police une fausse identité. Depuis 2017, une application permet donc de faire la chasse aux doublons, via des dispositifs de reconnaissance faciale. Selon un rapport du député Didier Paris, « cette fonctionnalité permet également de proposer des tapissages de photos faciales de suspects afin de les soumettre aux victimes ».

La reconnaissance faciale via le TAJ permet aussi de résoudre des enquêtes. L’attentat au couteau qui a eu lieu à Paris en mai 2018 ou du « terroriste à vélo » qui a posé une bombe à Lyon en mai 2019 en sont deux exemples. Mais la reconnaissance faciale est aussi utilisée pour des infractions moins graves, comme pour ce vol de camion en septembre. L’enquête a abouti grâce à une image tirée du système de vidéo-surveillance de l’entreprise. Rien n’empêche les enquêteurs d’utiliser la comparaison faciale dans une procédure pénale.

Autre fichier, le Fichier des personnes recherchées (FPR) contient lui aussi des photos. Il rassemble près de 600 000 personnes recherchées pour différents motifs, des fameux « fichés S » aux mineurs en fugue. Dans un avenir proche, une consultation du FPR pourra se faire à partir d’une photo.

Ces systèmes de reconnaissance pourraient gagner en mobilité : actuellement, les tablettes NEO des forces de l’ordre ne permettent pas la consultation des fichiers à partir de la biométrie. Toutefois, comme le notait le rapport de Didier Paris, « l’appareil photo intégré offre des perspectives intéressantes peu explorées et qui pourraient être prometteuses ».

Selon le service du ministère de l’Intérieur qui suit les modernisations technologiques (ST(SI)²), « des projets en laboratoire chez certains industriels en ont déjà démontré la faisabilité. D’ici deux ans, sans ajout d’appareil de capture biométrique, NEO pourrait être un vecteur de contrôle et d’identification des personnes recherchées, ou des étrangers en situation irrégulière, et de contrôle aux frontières ».

Fin mai dernier, selon nos informations, le gouvernement a publié un appel à compétences à destination des industriels. L’accord-cadre sur le TAJ devant être renouvelé fin 2020, le ministère de l’Intérieur a sollicité les entreprises afin qu’elles l’aident à la préparation de ce marché public.

Le but est d’établir la faisabilité technique du besoin mis à jour par les forces de l’ordre. « La création de tapissage photo et l’utilisation en mobilité sont quelques-unes des fonctionnalités recherchées en plus de celles proposées nativement par les solutions. » On parle également de reconnaître les tatouages ou les cicatrices.

Les expérimentations de reconnaissance faciale en temps réel
Si, pour le traitement des infractions, la loi permet l’utilisation de la reconnaissance faciale, le cadre est plus flou concernant la reconnaissance en temps réel via des caméras. L’État a cependant été partie prenante de plusieurs expérimentations.

Citons ainsi le projet VOIE (« Vidéoprotection Ouverte et IntégréE »), qui associait des industriels (Thales, Morpho devenu Idemia, Deveryware), des transporteurs (SNCF, RATP), la préfecture de police de Paris et avait bénéficié d’un financement de la Banque publique d’investissement. L’objectif était le suivi d’individus et l’analyse de vidéo dans le cadre de réquisitions judiciaires. Le projet avait même reçu le prix « Coup de Cœur » aux Trophées de la Sécurité 2015. Mais la CNIL s’était opposée aux traitements en temps réel dans l’espace public.

Autre projet de recherche, démarré en 2017 : S²UCRE (« Safety and Security of UrbanCrowded Environments »). Mené avec l’Allemagne et bénéficiant d’un financement d’un million d’euros de l’Agence nationale pour la recherche, S²UCRE est destiné à la gestion des foules.

Il vise à combiner cinq domaines technologiques, basés sur de l’analyse vidéo avec des méthodes de simulation : outre la surveillance d’une foule, l’objectif est de prédire son comportement à court terme, de repérer des comportements suspects, détecter et géolocaliser des auteurs d’infraction et repérer les équipes de sécurité.

Comme souvent, ce projet est mené par un consortium qui regroupe industriels, institutions et universitaires. S²UCRE est conduit par Idemia (ex « Safran Identifiy & Security ») avec pour partenaires Deveryware et la préfecture de police de Paris. Selon nos informations, pour expérimenter et passer outre les barrières réglementaires françaises, les autorités françaises ont passé un partenariat avec Singapour, modèle mondial de Safe city, qui teste cette solution.

Aéroports et collectivités locales
À Paris, si la reconnaissance des véhicules se développe, la préfecture de police ne prévoit pas pour l’instant de reconnaissance faciale en temps réel des personnes. Et ce, même si les caméras se multiplient et si la construction de centres de commandement, comme à Marseille, permettra, à terme, de centraliser les flux vidéos de plusieurs acteurs (collectivités, transports…). La reconnaissance faciale en temps réel se développe plutôt dans d’autres lieux.

Chaque mois, le bulletin officiel du ministère de l’Intérieur indique que les sas Parafe (« Passage automatisé rapide aux frontières extérieures ») sont mis en place dans de nouveaux aéroports, ou dans d’autres lieux de passage frontaliers comme le Tunnel sous la Manche.

Pour accélérer ses contrôles, le passager a le choix d’utiliser la reconnaissance faciale. Cet été, quatre-vingts de ces sas étaient en activité à Roissy. Mais les contrôles aux frontières ne sont qu’une première étape. Selon L’Express, deux compagnies, dont Air France, devraient tester pour un an la reconnaissance faciale sur les systèmes de dépose bagages et à l’embarquement des avions. Le visage devient billet.

Une autre expérimentation, très médiatisée, fut celle du carnaval de Nice. La ville avait utilisé le logiciel Anyvision de la société Confidentia. Parmi les fonctionnalités testées : la reconnaissance de personnes dans la file d’attente, mais également dans la foule, de jour comme de nuit. Le journal Le Monde a dévoilé le bilan de l’expérimentation. Sans surprise, la ville est enthousiaste. Le logiciel a même été capable de reconnaître une personne avec des lunettes, distinguer deux « vrais jumeaux » ou identifier une personne à partir d’une photo vieille de 40 ans.

Pour passer les barrages légaux, la ville avait demandé leur consentement préalable aux 5 000 personnes testées. La ville a également fait une « étude d’acceptabilité » en marge du carnaval. Parmi les neuf questions posées aux carnavaleux, la dernière donne le ton : « Face à l’avancée des nouvelles technologies, considérez-vous qu’il soit nécessaire de modifier davantage la loi Informatique et Libertés de 1978 ? » Les deux tiers des personnes répondent oui, 10 % non, 23 % ne se prononçant pas.

Christian Estrosi, maire d’une ville où il a fait installer 3 000 caméras, est un militant de longue date de la reconnaissance faciale. Il avait déjà poussé cette technologie pour l’Euro 2016. La première proposition de loi pour légaliser l’expérimentation de reconnaissance faciale vient de la députée Marine Brenier… son ex-suppléante.

Vers une loi pour expérimenter la reconnaissance faciale ?
La députée Brenier n’est pas la seule. D’autres parlementaires s’y sont intéressés. Surtout, à l’Intérieur et chez les industriels, beaucoup poussent au développement de cet outil avec une angoisse : se faire dépasser par les Américains et les Russes.

La France veut mettre en avant ses champions comme Idemia, Thales ou Gemalto. Avec un mot d’ordre qui revient souvent : « l’acceptabilité d’une technologie » et la volonté de construire un cadre plus éthique que le modèle chinois, qui sert de repoussoir.

Pour dépasser les résistances, les acteurs soulignent que des outils de reconnaissance faciale se développent rapidement dans un cadre privé. Et que les enjeux sécuritaires importants vont arriver. Comme le souligne un chercheur du Creogn, « la Coupe du monde de rugby en 2023 et les JO de Paris en 2024 représentent des opportunités remarquables de convaincre la population de l’intérêt de déployer la reconnaissance faciale. »

De nombreuses voix demandent l’adoption d’un nouveau cadre légal. En septembre 2018, la CNIL a appelé « d’urgence à un débat démocratique » sur les nouveaux usages des caméras vidéo, et « à ce que le législateur puis le pouvoir réglementaire se saisissent de ces questions. »

L’appel a été entendu. Ainsi, le 24 septembre dernier, les 24ème Technopolice, qui tous les six mois traitent des enjeux techniques pour les forces de l’ordre, avaient pour thème : « Reconnaissance faciale – Applications, Acceptabilité, Prospective ». Nous n’avons pas été autorisés à nous y rendre. Mais, mis à part une intervention offensive de la Quadrature du Net, la plupart des intervenants ont appelé à l’adoption d’un cadre légal.

Selon L’Essor, le préfet Renaud Vedel a martelé la nécessité d’ « accepter de trouver un équilibre entre des usages régaliens et des mesures protectrices pour nos libertés. Car sinon, la technologie sera mûrie à l’étranger et nos industriels, pourtant leaders mondiaux, perdront cette course. »

Autre initiative : le Forum économique mondial et le Conseil national du numérique ont lancé un projet de coconstruction d’une régulation de la reconnaissance faciale. Des ateliers vont se tenir durant toute cette année (le dernier avait lieu le 1er octobre).

Parlementaire le plus actif sur le sujet, le député Didier Baichère a publié cet été une note sur la reconnaissance faciale. Le document insiste sur les imperfections de cette technologie et ses effets discriminatoires (couleur de peau, âge,…).

Joint par Next INpact, le parlementaire plaide la nécessité d’un cadre légal pour mener des expérimentations. Pour lui, il est nécessaire de tester plus solidement les algorithmes européens, afin qu’ils évitent les différents biais discriminatoires. Il faut également impliquer plus fortement les citoyens dans le débat sur la reconnaissance faciale. Cela doit passer par une loi.

Didier Baichère a également noté l’intérêt de la nouvelle présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen pour donner un cadre européen à la reconnaissance faciale. Pour le député, anticiper une nouvelle législation européenne et mener des expérimentations permettrait à la France d’avoir un pouvoir d’initiative. Parmi les pistes qu’il étudie : donner à la CNIL un rôle d’accompagnement de l’innovation, sur le modèle de ce que fait l’Arcep.

En lien avec différents acteurs, il travaillera donc à un texte législatif cet automne. Toutefois, le calendrier parlementaire rend peu probable une proposition de loi sur ce seul sujet. Le véhicule législatif qui intégrerait cette disposition pourrait venir l’an prochain, avec le projet de loi « décentralisation et différenciation » des collectivités locales. Le débat commence tout juste.