Madhumita Murgia et Anna Gross
Financial Times (Londres) | Publié dans sa version originale le 27/03/2020.
Coupant l’herbe sous le pied aux Américains et aux Européens, des ingénieurs du géant Huawei sont déjà en train d’inventer l’Internet de demain. Le Financial Times a mené l’enquête. Pékin peut-il imposer au reste du monde sa conception d’un réseau sous contrôle étroit de l’État ?
Par une fraîche journée de septembre 2019, une demi-douzaine d’ingénieurs chinois ont débarqué dans une salle de conférences du quartier des Nations unies, à Genève, pour présenter une idée révolutionnaire. Ils ont eu une heure pour convaincre les délégués de plus de quarante pays de la validité de leur vision : un nouvel Internet censé remplacer l’architecture technologique qui charpente le Web depuis un demi-siècle. Alors qu’actuellement Internet appartient à tout le monde et à personne, ils ont commencé à construire quelque chose de très différent : une nouvelle infrastructure capable de rendre le pouvoir aux États plutôt que de le laisser aux individus.
L’équipe à l’origine de ce projet, baptisé “New IP” [“nouveau protocole Internet”, le protocole IP étant celui qui régit l’élaboration et le transport de paquets de données sur la Toile], travaillait pour le géant chinois des télécoms Huawei, qui, de toutes les entreprises, était celle qui avait envoyé la délégation la plus fournie au forum. Lors de cette rencontre organisée au siège de l’Union internationale des télécommunications (UIT), agence onusienne chargée d’établir les normes internationales pour le secteur des nouvelles technologies, les chercheurs chinois sont arrivés avec une simple présentation PowerPoint.
Leur document ne s’encombrait pas de détails sur le mode de fonctionnement de leur nouveau réseau ni sur le type de problèmes qu’il prétendait résoudre. Il était en revanche émaillé d’images de technologies futuristes – des hologrammes grandeur nature jusqu’aux voitures autonomes. Il s’agissait de montrer que le réseau actuel est une relique du passé, parvenu à la limite de ses exploits techniques. Il serait donc grand temps de le remplacer par un réseau mondial fondé sur une architecture descendante, dont la construction devrait être confiée aux Chinois, a assuré l’équipe de Huawei.
“Contrôle absolu”
Tous les États du monde semblent admettre que le modèle actuel de gouvernance d’Internet – relativement anarchique et autorégulé par des entreprises privées, américaines pour la plupart – est défaillant. Le projet New IP, dernière initiative en date visant à modifier la gestion d’Internet, est porté par des pays qui, à l’époque de la création du réseau, il y a cinquante ans, avaient été largement laissés à l’écart. “Les conflits sur la gouvernance d’Internet sont les nouveaux espaces dans lesquels se jouent le pouvoir politique et le pouvoir économique au XXIe siècle”, écrivait en 2014 la chercheuse Laura DeNardis dans son livre The Global War for Internet Governance [“La guerre mondiale pour la gouvernance d’Internet”, non traduit en français].
Le gouvernement chinois, en particulier, voit dans l’élaboration d’une infrastructure et de normes Internet le pilier de sa politique étrangère numérique, et dans ses outils de censure la validation de principe d’un modèle Internet plus efficace, que d’autres pays pourraient reprendre. “Les Chinois veulent bien entendu une infrastructure technologique qui leur permette d’exercer le même contrôle absolu que celui qu’ils se sont assuré politiquement, une conception qui s’inscrive dans le même élan totalitaire”, explique Shoshana Zuboff, autrice de The Age of Surveillance Capitalism [“L’ère du capitalisme de surveillance”, non traduit en français] et professeure de sciences politiques à l’université Harvard. “Je trouve cela terrifiant, et cela devrait terrifier chacun d’entre nous.”
Huawei affirme n’avoir développé son nouveau protocole que pour répondre aux exigences techniques d’un monde numérique évoluant à vitesse grand V et n’avoir encore prévu aucun modèle de gouvernance particulier. L’équipementier chinois dirige un groupe de discussion de l’UIT chargé d’évaluer la technologie de réseau qu’il conviendra de mettre en place d’ici à 2030 et, selon son porte-parole, le New IP est taillé sur mesure pour répondre à ces besoins.
Ce que l’on sait de cette proposition provient essentiellement de documents extrêmement techniques qui sont parvenus à notre rédaction du Financial Times . Ils ont été présentés à huis clos devant des délégués de l’UIT en septembre dernier, puis en février 2020. L’un est une proposition de normes techniques, et l’autre une présentation PowerPoint intitulée “New IP. Élaborer le réseau de demain”.
Le règne des GAFA
En dépit de sa puissance, Internet n’est actuellement contrôlé par aucune instance de régulation. Il est en grande partie sous l’emprise d’une poignée d’entreprises américaines – Apple, Google, Amazon et Facebook. C’est précisément cette absence d’autorité centrale qui a permis aux technologues de changer nos modes de communication et de vie, mais elle a également suscité de profondes fractures dans notre ordre social, à commencer par la manipulation de la parole publique, la déstabilisation de la démocratie et la progression de la surveillance en ligne.
L’équilibre des pouvoirs commence à se déplacer mais, d’un État à l’autre, les attentes sont très différentes. Les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Europe, par exemple, souhaiteraient adapter le système actuel pour faire une plus grande place aux instances de régulation et faciliter l’accès des services de renseignements aux données personnelles des utilisateurs. Le projet chinois, lui, va beaucoup plus loin et pourrait intégrer un système de contrôle centralisé dans l’architecture même du réseau. Selon des sources qui ont assisté aux réunions de l’UIT, l’Arabie Saoudite, l’Iran et la Russie ont par le passé soutenu les propositions chinoises de technologies de réseau alternatives. Et les discussions ont révélé que les lignes directrices du nouveau réseau ont d’ores et déjà été fixées, et que sa construction est en cours. N’importe quel pays pourra s’y rallier s’il le souhaite. “Il existe pour l’instant deux versions d’Internet : une version capitaliste axée sur le marché, fondée sur la surveillance, qui exploite abusivement les données, et une version autoritaire, également fondée sur la surveillance, souligne Zuboff. Reste à savoir si l’Europe et l’Amérique du Nord sauront s’unir pour créer le cadre juridique et technologique d’un modèle démocratique.”
La présentation du nouveau protocole Internet dresse un tableau du monde numérique de 2030 où la réalité virtuelle, la communication par hologrammes et la téléchirurgie seront omniprésentes – autant d’applications que le réseau actuel n’est pas assez puissant pour absorber. Les chercheurs chinois qualifient le protocole IP classique d’ “instable”, de “très insuffisant” , et lui reprochent “énormément de problèmes de sécurité, de fiabilité et de configuration”.
Mosaïque de réseaux nationaux
Si l’on en croit les documents, ils préconisent plutôt pour le futur réseau “une conception descendante” et des dispositifs de partage des données entre tous les pays, “afin de desservir l’intelligence artificielle, le big data et toutes sortes d’autres applications”. Nombre de spécialistes craignent cependant que le New IP permette aux fournisseurs d’accès, qui sont généralement des entreprises détenues par les États, de contrôler et de superviser chaque appareil connecté au réseau, et ainsi de surveiller et de restreindre les accès individuels.
Sheng Jiang, qui dirige l’équipe Huawei, a assuré lors de la réunion de septembre que des ingénieurs “des milieux industriels et universitaires” de “plusieurs pays” ont déjà commencé à construire le système mais, pour des raisons de confidentialité commerciale, il s’est refusé à donner le moindre nom. Il y avait dans l’assistance plusieurs membres expérimentés de l’UIT, surtout des représentants officiels du Royaume-Uni, des États-Unis, des Pays-Bas, de la Russie, de l’Iran, de l’Arabie Saoudite et de la Chine.
Pour certains participants, l’idée même est impensable. Si l’UIT validait le concept du New IP, les opérateurs publics pourraient selon eux choisir de déployer un Internet occidental ou un Internet chinois. Or, dans les pays où il serait installé, ce dernier pourrait obliger tous les utilisateurs à demander l’autorisation de leur fournisseur d’accès à Internet (FAI) pour faire quoi que ce soit – télécharger une application ou accéder à un site –, et les administrateurs auraient toute latitude pour leur refuser l’accès. Au lieu d’un Web mondial unifié, les citoyens pourraient en être réduits à se connecter à une mosaïque de réseaux nationaux, chacun régi par ses propres règles – concept connu en Chine sous le nom de “souveraineté numérique”.
L’actualité récente en Iran et en Arabie Saoudite nous offre un aperçu de ce à quoi cela pourrait ressembler. Lors des épisodes de troubles civils, les deux pays ont bloqué l’accès à Internet pendant de longues périodes, n’autorisant qu’un accès restreint à des services essentiels comme les banques et les services de santé. En Russie, une nouvelle loi sur l’“Internet souverain”, entrée en vigueur en novembre dernier, consacre le droit du gouvernement de surveiller de près le trafic Web et démontre la capacité du pays à se couper entièrement du réseau mondial – avec l’aide d’entreprises chinoises, dont Huawei.
Les spécialistes se demandent maintenant si la vision chinoise de la gouvernance d’Internet ne serait pas en train d’évoluer, passant d’une approche défensive, qui laissait à Pékin les mains libres pour imposer des contrôles autoritaires sur la circulation des données à l’intérieur de ses frontières, à une approche plus musclée, qui pousserait la Chine à inciter d’autres pays à lui emboîter le pas.
Essais à grands pas
Selon les créateurs du New IP, certaines composantes du réseau pourront passer en phase d’essai dès l’année prochaine. Ils mettront les bouchées doubles pour convaincre les délégations des avantages du nouveau protocole lors de la grande conférence de l’UIT programmée en Inde, en novembre. Pour persuader l’UIT d’approuver le projet avant la fin de l’année, et ainsi ouvrir la voie à l’étape de la normalisation, les délégués doivent d’abord parvenir à un consensus interne, sanctionné par une majorité relative. S’ils ne parviennent pas à s’entendre, la proposition sera soumise à un vote à huis clos réservé aux seuls pays membres, qui n’auront pas forcément à tenir compte des positions du secteur et de la société civile.
Ce calendrier serré inquiète particulièrement les délégations occidentales, et plusieurs voix se sont élevées pour demander de ralentir le processus. Dans sa réponse officielle (transmise au Financial Times par plusieurs sources), un délégué néerlandais rappelle que “le caractère ouvert et souple d’Internet” – dans sa structure comme dans son mode de gouvernance – est indissociable de son succès, et se dit “très inquiet” à l’idée que ce nouveau modèle s’écarte de cette philosophie. Dans un commentaire cinglant (également communiqué à notre rédaction), un délégué britannique renchérit : “ Absolument, rien ne démontre que des justifications techniques rigoureuses aient été avancées pour prendre une mesure aussi radicale.”
L’un des détracteurs les plus véhéments du nouveau protocole IP est le Suédois Patrik Fälström, un ingénieur anticonformiste aux cheveux longs, connu dans son pays comme l’un des pères d’Internet. Au début des années 1980, alors qu’il était étudiant en mathématiques à Stockholm, Fälström a en effet été recruté pour construire et tester l’infrastructure d’une nouvelle technologie que le gouvernement américain appelait “Internet”. Il est aujourd’hui conseiller chargé du numérique auprès du gouvernement suédois, qu’il représente dans la plupart des instances de normalisation d’Internet, dont l’UIT.
Trente ans après avoir contribué à construire l’armature du réseau mondial, il incarne les idéaux cyber-libertaires occidentaux qui le sous-tendaient. “L’architecture d’Internet est telle qu’il est très, très difficile, voire pratiquement impossible, pour un fournisseur d’accès de savoir comment l’accès au réseau est utilisé, et plus encore de le contrôler, explique-t-il. Cela pose problème aux services de police et à d’autres, qui aimeraient qu’un fournisseur d’accès exerce un contrôle, de sorte qu’Internet ne puisse jamais servir de vecteur à des activités illégales comme le piratage de films ou la pédocriminalité. Mais je suis prêt à admettre qu’il y aura toujours des criminels pour commettre des actes répréhensibles, et que la police ne pourra pas tous les réprimer. J’accepte ce sacrifice.”
On entendra un son de cloche aux antipodes de cette philosophie dans la petite ville de Wuzhen, près de Shanghai, qui chaque automne est vidée de ses habitants pour recevoir des grands patrons de la tech, des chercheurs et des responsables politiques venus assister à une réunion pompeusement nommée “Conférence mondiale de l’Internet”. Ce forum a été créé par l’Administration chinoise du cyberespace en 2014, un an après l’arrivée au pouvoir du président Xi Jinping. Une rangée de drapeaux internationaux accueille les visiteurs – en écho à l’ambition de Xi de créer une “communauté d’avenir partagé dans le cyberespace”.
De grands noms des hautes technologies, du patron d’Apple, Tim Cook, à celui de Qualcomm, Steve Mollenkopf, sont intervenus à Wuzhen, apportant ainsi leur caution à l’initiative du président chinois. Mais, ces dernières années, la participation étrangère a diminué alors que la guerre technologique sino-américaine s’intensifie et que les patrons craignent de trop se rapprocher de Pékin.
Par-delà la grande muraille électronique
Au début des années 1990, les autorités chinoises ont lancé la construction de leur fameuse “grande muraille électronique”, un dispositif de contrôle du Net qui filtre l’accès aux sites étrangers interdits – de Google au New York Times –, empêche les citoyens d’organiser en ligne des manifestations de masse et bloque les contenus politiquement sensibles.
Ces mécanismes de contrôle s’appuient sur des armées de censeurs employés par le gouvernement, mais aussi par les entreprises technologiques privées comme Baidu et Tencent. Si techniquement n’importe qui peut créer son propre site Web de n’importe où dans le monde à partir d’un simple ordinateur et d’une connexion Internet, les internautes chinois, eux, doivent obtenir un permis délivré par les autorités. Les opérateurs de télécoms et les hébergeurs sont également tenus d’aider la police à repérer les “délits”. Qualifier le président Xi de “pain à la vapeur” dans un groupe de discussion privé est ainsi passible de deux ans de prison.
Malgré cela, l’Internet chinois n’arrive pas totalement à bloquer les contenus jugés sensibles ou subversifs par les autorités. “Les mailles du réseau mondial restent encore trop lâches pour les censeurs chinois, et ils ont consacré beaucoup d’argent et d’énergie à les resserrer, mais si l’on pouvait éliminer presque entièrement ces problèmes avec un procédé technique plus automatisé, comme le New IP, par exemple, ils trouveraient cela formidable”, souligne James Griffiths, auteur de The Great Firewall of China. How to Build and Control an Alternative Version of the Internet [“Le Grand pare-feu chinois. Comment construire et contrôler une autre version d’Internet”, non traduit en français].
New IP, vraiment indispensable ?
Richard Li, directeur scientifique de Futurewei, le département R&D de Huawei situé en Californie, coordonne le projet du nouveau protocole IP. Il travaille avec des ingénieurs de Huawei établis en Chine ainsi qu’avec les opérateurs publics chinois de télécoms, China Mobile et China Unicom, avec l’appui officiel de Pékin, pour mettre au point les spécifications techniques et élaborer des standards.
Nous avons tenté de le joindre pour l’interroger sur le New IP, mais Huawei ne l’a pas autorisé à expliquer le projet plus en détail et a publié un communiqué : “Le New IP vise à fournir de nouvelles solutions à la technologie du protocole IP, capables de prendre en charge […] des applications futures comme l’Internet of Everything (IoE) [une étape supplémentaire après l’Internet classique, celui des réseaux puis celui des objets connectés], les communications holographiques et la télémédecine. Les ingénieurs et chercheurs du monde entier sont les bienvenus s’ils souhaitent participer et contribuer à la recherche et à l’innovation du New IP.”
Selon les détracteurs du projet, les données techniques présentées dans le descriptif du New IP sont soit fausses soit imprécises et constituent “une solution en recherche d’un problème”. Ils soulignent que le système actuel d’adressage IP est adapté aux besoins, même au regard de l’évolution galopante du numérique. “Tout le génie du système provient de la façon dont Internet s’est développé à partir de composants de base modulables et faiblement couplés entre eux”, estime ainsi Alissa Cooper, présidente de l’Internet Engineering Task Force (IETF), organisme américain chargé d’élaborer des standards Internet.
En novembre, M. Li a présenté son projet à un petit groupe lors d’une réunion de l’IETF à Singapour, à laquelle participait Mme Cooper. “L’infrastructure actuelle est à des années-lumière de ce que l’on trouve dans la proposition du New IP, qui repose sur un type d’architecture descendante monolithique et cherche à coupler fermement les applications au réseau. C’est exactement ce qu’Internet a été conçu pour ne pas être”, commente-t-elle.
Élargir le crédit social
Pour l’utilisateur lambda, cela pourrait avoir de lourdes conséquences. “À partir du moment où l’on donne la haute main à des opérateurs publics de télécoms, on peut contrôler non seulement l’accès à un certain type de contenus en ligne et surveiller ces derniers, mais aussi contrôler toutes les connexions d’un appareil donné à un réseau”, souligne un délégué britannique de l’UIT. Or, poursuit-il, la Chine a déjà engagé la mise en place d’un système de crédit social pour évaluer les comportements de ses citoyens en ligne comme dans la vraie vie, et comptabiliser leurs “écarts de conduite” passés. “Ainsi, si le crédit social d’un individu passe sous un certain seuil parce qu’il a trop publié sur les réseaux sociaux, on pourrait très bien bloquer l’accès de son téléphone au réseau.”
Les opérateurs téléphoniques chinois possèdent une mine de données sur leurs abonnés. Pour obtenir un numéro de téléphone ou une connexion Internet, les utilisateurs sont légalement obligés de se déclarer sous leur vrai nom et leur identité réelle – données auxquelles peuvent accéder d’autres entreprises, comme les banques. La loi chinoise sur la cybersécurité contraint également tous les “opérateurs de réseau”, y compris les compagnies de télécommunications, de conserver des “historiques de connexion” – sans que l’on sache très bien ce que cela recouvre.
Bilel Jamoussi, chef du département des groupes d’études au Bureau de normalisation des télécommunications de l’UIT, estime qu’il n’est pas du ressort de l’UIT de chercher à savoir si les propositions de nouvelle architecture Internet sont “descendantes” ou si elles risqueraient d’être utilisées abusivement par des États autoritaires. “Tout ce que l’on construit est toujours à double tranchant, soupire-t-il. On peut utiliser n’importe quoi en bien ou en mal, et c’est la décision souveraine de chaque État membre.”
Tout le monde ne voit pas forcément la volonté de Pékin d’intégrer davantage de contrôles à l’infrastructure du réseau comme un problème – estimant que c’est tout simplement le prochain chapitre de l’évolution d’Internet. “Internet était censé être une infrastructure neutre, mais c’est devenu un outil de contrôle politisé. Son infrastructure est de plus en plus utilisée à des fins politiques – comme vecteur de répression économique et physique des individus –, comme nous l’avons constaté au Cachemire, en Birmanie, et à travers les révélations de Snowden” , rappelle Niels ten Oever, ancien délégué néerlandais à l’UIT. “Pour moi, la question fondamentale est ailleurs : comment construire un réseau public sur une infrastructure privée ? C’est le problème qui nous occupe. Quel est le rôle de l’État et quel est celui des acteurs privés ?”
Une troisième voie possible pour les démocraties
Selon lui, si les entreprises conçoivent des technologies, c’est d’abord pour gagner de l’argent. “In ternet est dominé par des entreprises américaines, qui récupèrent tous les flux de données. C’est un pouvoir qu’elles tiennent à conserver, naturellement, poursuit-il. La répression chinoise nous terrifie, et la façon dont nous caricaturons les Chinois frise le racisme impérialiste. Pourtant, le fait est que la gouvernance actuelle d’Internet ne marche pas. Il y a de la place pour un autre modèle.”
“Le risque, c’est que si nous ne parvenons pas à trouver une troisième voie – un modèle capable de rendre le pouvoir aux utilisateurs, d’accroître la démocratie et la transparence en ligne, et de réduire les pouvoirs des grosses entreprises technologiques et des services de sécurité des gouvernements –, alors de plus en plus de pays préféreront opter pour le modèle chinois, plutôt que de gérer les retombées de l’échec de celui de la Silicon Valley”, écrit Griffiths dans T he Great Firewall of China .
Aujourd’hui, la “Déclaration d’indépendance du cyberespace” – la charte d’Internet – semble de plus en plus dépassée. Ce manifeste, rédigé en 1996 par John Perry Barlow, cofondateur de l’ONG américaine Electronic Frontier Foundation (EFF) et parolier du groupe Grateful Dead, était un appel aux armes : “Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, nouveau foyer de l’esprit, commençait ce manifeste. Au nom de l’avenir, je vous demande, à vous qui êtes du passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez aucun droit de souveraineté sur nos lieux de rencontre.”
Cette vision nous ramène à une époque où les capitalisations boursières de milliers de milliards de dollars du secteur technologique n’existaient pas. Tout espoir n’est pourtant pas perdu, et peut-être y a-t-il bien une troisième voie, autre que nos deux Internet actuels. “Ce qui nous différencie aujourd’hui de la Chine, c’est que l’opinion occidentale peut encore se mobiliser et avoir voix au chapitre. Il revient en grande partie aux législateurs de protéger la démocratie à l’ère de la surveillance, qu’elle soit dictée par les forces du marché ou par un régime autoritaire, fait valoir Shoshana Zuboff.
“Le géant endormi de la démocratie recommence enfin à bouger, les législateurs se réveillent, mais ils doivent sentir la pression de l’opinion. Nous avons besoin d’un Web occidental qui ouvre sur un avenir numérique compatible avec la démocratie. C’est à cela que nous devrons nous attacher dans la décennie à venir.”