UN ANONYMAT DÉJÀ TRÈS RELATIF
Le levée de l’anonymat, une mesure miracle ? Renseignements pris, pas si sûr. Dans les faits, il s’agit déjà d’une notion très relative sur internet. Hormis quelques hackeurs insaisissables, l’immense majorité des internautes, qui sèment des petits cailloux à longueur de navigation, sont déjà traçables sur internet et peuvent être retrouvés, à condition de s’en donner les moyens. " Les gens qui le veulent peuvent se rendre plus difficilement traçable sur internet, mais ce n’est pas pour tout le monde, ce n’est pas à la portée du petit apprenti djihadiste ", nous confirme Stéphane Bortzmeyer, ingénieur en réseaux informatiques. Ne laisser aucune emprunte en ligne relève, selon ce militant des libertés sur internet, de la gageure. " L’anonymat sur internet, ça revient au mode de pensée d’un espion en territoire ennemi, à la moindre erreur, vous êtes démasqué. Ça demande une mentalité paranoïaque. "
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La levée de l’anonymat sur Internet a peu de chance de permette de mettre fin aux délits en ligne, à l’inverse, elle pourrait compromettre la sécurité et les libertés individuelles des internautes.
Bas les masques ! Concomitamment à la crise des gilets jaunes et au scandale de la Ligue du LOL, Emmanuel Macron s’est lancé dans une guerre pour pacifier internet. Le détail de ce vaste programme sera contenu, a annoncé le chef de l’Etat mercredi 20 février lors du dîner du Crif, dans une loi contre la « cyberhaine » prévue pour mai prochain. Dans les plans de bataille envisagés par le président de la République figure notamment la levée de l’anonymat en ligne. Il y a pourtant peu de chances que la mesure permette de mettre fin aux délits en ligne, à l’inverse, elle pourrait compromettre la sécurité et les libertés individuelles des internautes.
UN CHEVAL DE BATAILLE POLITIQUE
" Derrière chaque pseudonyme, il y a un nom, un visage, une identité. Faut-il interdire partout sur Internet l’anonymat ? Je pense que nous pourrions aller par cette voie à quelques égards vers le pire. Il faudra donc y réfléchir à deux fois ", a déclaré Emmanuel Macron mercredi, plaidant pour la facilitation et l’accélération de la levée de l’anonymat en cas de délit.
Le président de la République n’a pas toujours tenu un discours si modéré. Le 18 janvier à Souillac, le président de la « start-up nation » avait expliqué vouloir remettre de l’ordre dans le « world wide web ». " Ce que nous devons réussir d’abord, c’est une forme d’hygiène démocratique du statut de l’information. Je crois qu’on doit aller vers une levée progressive de toute forme d’anonymat. On doit aller vers des processus où l’on sait distinguer le vrai du faux, où l’on doit savoir d’où les gens parlent et pourquoi ils disent les choses ", avait détaillé Emmanuel Macron devant un parterre d’élus. L’idée lui trottait déjà dans la tête depuis quelques mois : en novembre 2018, lors du discours inauguralde l’Internet Governance Forum, à l’Unesco, le président avait déjà fait une déclaration en ce sens. " Nos gouvernements, nos populations ne vont pas pouvoir tolérer encore longtemps les torrents de haine que déversent en ligne des auteurs protégés par un anonymat devenu problématique ", avait-il averti.
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L’idée de supprimer tout anonymat en ligne, déjà souhaitée par le député Les Républicains Eric Ciotti en 2016, a recueilli les suffrages de bon nombre de responsables politiques, rangés en ordre de bataille derrière le président de la République. " Vous avez vu comment on se fait insulter sur les réseaux sociaux ? Par des comptes anonymes. (…) Vous avez un compte sur Twitter, sur Facebook, pourquoi vous n’assumez pas ? ", a ainsi pesté l’écologiste Yannick Jadot le 21 janvier, sur BFMTV. Une semaine plus tard, sur la même antenne, c’était au tour du secrétaire général de la CFDT, Laurent Berger, de lâcher sa bordée contre l’anonymat : " Dans une société démocratique où on peut dire ce qu’on veut, il me paraît bon de lever l’anonymat sur Internet […] j’en ai assez de gens qui sont derrière les pseudos, et qui insultent à longueur de temps, qui mettent de l’huile sur le feu à longueur de temps. " Dernier cacique à tirer l’épée contre l’anonymat, l’ancien premier ministre Bernard Cazeneuve, tançait le 19 février sur France Inter une " numérisation de la société dont [il a] pu constater (…) qu’elle conduisait à la diffusion de toutes les insultes, sous pseudonyme ou dans l’anonymat ".
UN ANONYMAT DÉJÀ TRÈS RELATIF
Le levée de l’anonymat, une mesure miracle ? Renseignements pris, pas si sûr. Dans les faits, il s’agit déjà d’une notion très relative sur internet. Hormis quelques hackeurs insaisissables, l’immense majorité des internautes, qui sèment des petits cailloux à longueur de navigation, sont déjà traçables sur internet et peuvent être retrouvés, à condition de s’en donner les moyens. " Les gens qui le veulent peuvent se rendre plus difficilement traçable sur internet, mais ce n’est pas pour tout le monde, ce n’est pas à la portée du petit apprenti djihadiste ", nous confirme Stéphane Bortzmeyer, ingénieur en réseaux informatiques. Ne laisser aucune emprunte en ligne relève, selon ce militant des libertés sur internet, de la gageure. " L’anonymat sur internet, ça revient au mode de pensée d’un espion en territoire ennemi, à la moindre erreur, vous êtes démasqué. Ça demande une mentalité paranoïaque. "
DONNER PLUS DE MOYENS POUR DÉMASQUER LES HARCELEURS
Bien sûr, le fil peut être difficile à tirer pour les enquêteurs, si la personne recherchée a employé le réseau Tor, conçu pour dérouter les pisteurs, ou un réseau virtuel privé (VPN), qui masque l’adresse IP réelle de son utilisateur en faisant transiter les données par une succession de serveurs à l’étranger. Mais les outils judiciaires et techniques permettant de remonter à l’identité d’un internaute existent déjà. Ils ont déjà été employés avec succès, par exemple pour démasquer et condamner, en février 2017, les deux « twittos » anonymes qui avaient proféré des insultes homophobes à l’encontre du responsable communiste Ian Brossat. De même, « Quatrecentrois » et « Tintindealer », internautes qui figuraient sous pseudonymes parmi les harceleurs de la journaliste Nadia Daam, ont été condamnés en juillet 2017. " L’expérience montre que si on le veut, on peut tout à fait. Seulement, la tendance n’est pas à l’extension des services publics ", regrette Stéphane Bortzmeyer.
Le problème des moyens alloués pour révéler l’identité des auteurs de cyber-harcèlement ou de discours haineux se pose. " L’ensemble de la sphère policière et judiciaire n’est pas à jour sur ces questions ", relève ainsi Lucile Merra, docteur en sociologie et auteur d’une thèse sur les « médias sociaux ». Les possibilités de signalement, d’opposition et de recours sont quasi-nulles aujourd’hui. " Dans l’état actuel des choses, ces pratiques sont rarement condamnées, certainement par manque de moyens alloués aux enquêtes et surtout par manque d’application de sanctions fermes. "
Même constat au sein de l’ONG Respect Zone, qui œuvre notamment à épauler les victimes de cyber-harcèlement. " Les victimes nous disent que les commissariats sont peu prompts à enregistrer les plaintes. Les cyber-gendarmes de Pharos ne sont qu’une vingtaine pour toute la France, aux heures ouvrables… ", déplore le président de l’ONG, Philippe Coen. Pour Respect Zone, " le vrai problème, c’est qu’il n’y a pas suffisamment de sanction, et qu’elles ne sont pas adaptées. Par exemple, la suspension provisoire d’un compte serait aujourd’hui une sanction beaucoup plus efficace pour un jeune qu’une peine de prison d’un mois avec sursis « . Pour l’heure, le gouvernement s’en est tenu, par l’intermédiaire de son secrétaire d’Etat au Numérique, Mounir Mahjoubi, à promettre d’ » accélérer " des " procédures trop lentes ".
Il n’y a pas d’anonymat absolu et nous ne le souhaitons pas ! Il faut que bisounours2020 puisse continuer à jouer à fortnite tranquillement. Mais à chaque fois qu’il y a enquête, le harceleur doit être retrouvé. #le79interpic.twitter.com/DQFjr0hGsb
— Mounir Mahjoubi (@mounir) February 14, 2019
ANONYMAT = VIOLENCE ? UNE IDÉE REÇUE
Hélas, allouer des moyens supplémentaires pour permettre à la police de retrouver les délinquants du web, et aux tribunaux de les condamner, n’aurait rien d’une solution miracle mettant fin à la haine sur la toile. En effet, le secret de l’identité civile sur internet ne semble pas corrélé avec le fait d’être plus ou moins violent en ligne. " Ce n’est pas le pseudo qui va faire le comportement déviant ", insiste Lucile Merra. " Ces comportements violents préexistent à Internet. (…) Cela relève d’un comportement malsain de certains individus au sein de leur environnement social. "
UNE VOIE ROYALE POUR LES GAFAM
Cependant, donner voix au chapitre aux géants du web sur ces questions, notamment en leur fournissant davantage d’éléments concernant l’identité de leurs utilisateurs, ne va pas sans de vives inquiétudes. Stéphane Bortzmeyer s’alarme du pouvoir exorbitant qui serait entre les mains de ces structures : " Les Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) ont déjà trop d’informations, et on veut en faire les auxiliaires privés de l’Etat dans le contrôle des identités en ligne ! L’obsession du contrôle de l’internet mène à oublier à quel genre de sociétés on veut confier notre surveillance. On ne peut pas reprocher à Facebook de collaborer avec le gouvernement chinois pour contrôler qui fait quoi, si on fait la même chose chez nous. "