Accédez à n’importe quel site ou installez n’importe quelle application mobile et l’on vous demandera d’accepter les conditions d’utilisation du site ou de l’appli. Si vous refusez vous n’avez pas l’accès, ou au mieux sous une forme très dégradée. Que disent généralement ces conditions? Que vous acceptez que vos données d’utilisation soient collectées et utilisées, par l’éditeur ou des tiers, à des fins de personnalisation publicitaire.
Le deal est a priori clair: vous bénéficiez gratuitement de l’accès à un site ou une application mobile, en échange de quoi vous acceptez que vos données soient utilisées pour vous fournir des publicités ciblées. C’est du gagnant-gagnant et vous ne pouvez raisonnablement refuser. Sauf que c’est tout sauf du gagnant-gagnant mais pour le comprendre il faut remonter à la source de ce qu’il faut bien appeler le capitalisme de surveillance.
L’affaire Cambridge Analytica.
En avril 2018 je publiais un article sur le rôle de Cambridge Analytica et de Facebook dans l’élection de Donald Trump et de la victoire des pro-Brexit au référendum britannique de 2016, article se concluant ainsi:
Il est vital et urgent, pour nous public encore capable de pensée critique, de faire face à l’invisible mais très puissante menace que pose cette guerre psychologique menée à travers les GAFAM et les officines du genre de Cambridge Analytica. Notre indépendance d’esprit est devenue la ZAD ultime.
https://zerhubarbeblog.net/2018/04/12/de-facebook-au-brexit-la-course-au-profil/
Depuis lors un excellent documentaire intitulé « The Great Hack: l’affaire Cambridge Analytica » a été produit par Netflix et analyse ce scandale en suivant, notamment, le parcours d’une ex-cadre de Cambridge Analytica, Brittany Kaiser:
The Great Hack : L’affaire Cambridge Analytica | Bande-annonce officielle | Netflix
Ils ont pris vos données, puis ils ont pris le contrôle. “The Great Hack : L’affaire Cambridge Analytica” met en lumière le sombre univers de l’exploitation des données informatiques à travers de passionnants récits personnels des différentes parties impliquées dans le scandale Cambridge Analytica/Facebook. Disponible sur Netflix le 24 juillet.
C’est vous le doc ! #1 - The Great Hack : L’affaire Cambridge Analytica
Dans ce tout premier épisode de C’est vous le doc ! on parle de l’événement de cet été The Great hack : l’affaire Cambridge Analytica de Jehane Noujaim et Karim Amer diffusé sur Netflix. Piratage des données personnelles, influence politique et mise en scène originale dans un documentaire événement qui ne fait pas l’unanimité autour de la table.
L’affaire Edward Snowden.
En 2016 Oliver Stone réalisait « Snowden », l’histoire du fameux lanceur d’alerte Edward Snowden, petit génie de l’informatique ayant travaillé pour la NSA et la CIA mais qui, se rendant compte de l’absolue corruption morale de sa hiérarchie et de la transformation de son pays en pur Etat policier grâce aux outils qu’il contribuait à développer, décida de transmettre les preuves de ces délits au journal The Guardian (1).
Une scène particulièrement révélatrice du film est celle où le mentor de Snowden au sein de la CIA lui explique pourquoi les USA dépensent autant de milliards dans tous ces systèmes de surveillance et de guerre, alors que l’on pourrait résoudre la plupart des problèmes avec un peu d’intelligence: l’unique but de tout ce cirque est de nourrir le complexe militaro-industriel.
Petit aparté: Cette admission contextualise la polémique apparue cette semaine au sujet d’un manuel universitaire à destination des étudiants de Sciences-Po:
Un ouvrage, publié en 2019 aux éditions Ellipses, destiné aux étudiants de Sciences Politiques et des classes préparatoires qui revient sur les attentats du 11 septembre 2001. Et cette phrase à la page 204 du manuel : « Cet événement mondial – sans doute orchestré par la CIA (services secrets) pour imposer l’influence américaine au Moyen-Orient ? – touche les symboles de la puissance américaine sur son territoire. »
Branle-bas de combat chez les chiens de garde de l’establishment français évidemment. J’avoue avoir ri, mais revenons à Snowden.
Déclaré ennemi public n°1 par l’ensemble des « démocraties » occidentales pour avoir ainsi osé mettre en lumière l’énorme et orwellien système de surveillance mis en place par les services secrets US (ce qui en dit long sur la puissance occulte de « nos » institutions policières sur le politique), Snowden se retrouva coincé à Moscou alors qu’il cherchait à se rendre en Equateur. Moscou où Vladimir Poutine lui accorda une forme d’asile politique et où il fut rejoint, plus tard, par sa femme, celle qui fut la première à semer quelques graines de doute dans l’esprit formaté de ce patriote qui voulait mettre son corps, d’abord, puis son génie au service de la sécurité de son pays.
Snowden - Bande-annonce VF officielle HD
Un film de Oliver Stone, avec Joseph Gordon-Levitt, Shailene Woodley, Melissa Leo, Zachary Quinto, Tom Wilkinson et Nicolas Cage
Sortie le 1er novembre 2016 / http://www.pathefilms.com/film/snowden
Patriote idéaliste et enthousiaste, le jeune Edward Snowden semble réaliser son rêve quand il rejoint les équipes de la CIA puis de la NSA. Il découvre alors au cœur des Services de Renseignements américains l’ampleur insoupçonnée de la cyber-surveillance. Violant la Constitution, soutenue par de grandes entreprises, la NSA collecte des montagnes de données et piste toutes les formes de télécommunications à un niveau planétaire.
Choqué par cette intrusion systématique dans nos vies privées, Snowden décide de rassembler des preuves et de tout divulguer. Devenu lanceur d’alerte, il sacrifiera sa liberté et sa vie privée.
En juin 2013, deux journalistes prennent le risque de le rencontrer dans une chambre d’hôtel à Hong Kong. Une course contre la montre s’engage pour analyser les preuves irréfutables présentées par Snowden avant leur publication.
Les révélations qui vont être faites dans cette pièce seront au cœur du plus grand scandale d’espionnage de l’histoire des États-Unis.
En filigrane de ces affaires, Wikileaks et son fondateur Julian Assange qui, aujourd’hui, pourrit dans une geôle anglaise victime d’un coup monté (2) entre les USA, la Suède et les Britanniques pour le faire taire. Définitivement. Sans oublier, bien entendu, l’ex-militaire Chelsea Manning qui révéla au monde les crimes de guerre US en Irak, payant pour ce faire de sa personne (3). Elle est encore aujourd’hui en prison pour refus de témoigner contre… Julian Assange.
Cambridge Analytica tomba en faillite dans le sillage de cette histoire, et Barack Obama imposa à la NSA quelques garde-fous pour désarmer l’indignation populaire US, et mondiale, face à cet incroyable abus de pouvoir mais il existe d’autres Cambridge Analytica (telle que Palantir, qui a travaillé pour la DGSI) et rien n’a changé, en réalité, dans le fonctionnement des services secrets US ou étrangers.
Services qui sont de plus ouvertement utilisés par les régimes politiques, y compris en France et ce de manière « décomplexée », pour protéger lesdits régimes contre l’opposition politique interne, bien plus que contre une quelconque « menace terroriste » qui, si elle n’est évidemment pas inexistante, sert surtout d’épouvantail pour justifier tout le reste.
On pourrait croire que tout ceci relève de manipulations au sein d’institutions devenues trop puissantes, qu’il faut corriger certes mais qui ne concernent finalement qu’une infime minorité de personnes. Que ces systèmes de surveillance disparaîtront un jour sous leur propre poids, ou réfutés par une nouvelle génération de leaders politiques moins corrompus, moins « virils », et faute de moyens pour entretenir tout cela. Bref qu’il s’agirait d’un épiphénomène lié à l’émergence simultanée de ces technologies et du terrorisme, et non d’un problème fondamental qui nous concerne toutes et tous, et nous concernera encore très longtemps.
Grave erreur.
Shoshana Zuboff et l’âge du capitalisme de surveillance.
A ma connaissance l’analyse la plus complète, la plus exhaustive, la plus historique et la plus technique du phénomène de surveillance est celle réalisée par Shoshana Zuboff dans son livre « The Age of Surveillance Capitalism« , dont une synthèse en français est par exemple disponible ici (4).
Les outils utilisés par la NSA & Cie sont fondamentalement les mêmes que ceux utilisés par les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) pour créer des profils individuels à partir des données qui soit sont consciemment fournies par leurs utilisateurs (nos profils et contenus Facebook, nos recherches Google, etc…), soit sont volées « légalement » (captations des mails, sms, conversations vocales, messageries, photos) vu que l’on accepte, en général, les conditions d’utilisation permettant l’accès à ces services et applications, soit volées « illégalement » c’est-à-dire sans consentement même de façade, ou piratées ou volontairement détournées.
L’origine de ce phénomène est double: d’une part la nécessité, notamment pour Google puis Facebook, de faire de l’argent. Leurs services étant « gratuits » et donc dépendant des annonceurs, il devint rapidement nécessaire de créer des produits marketing capables de générer de forts revenus financier afin de maintenir l’effort de déploiement et de sophistication de ces réseaux. D’autre part le constat que les services en ligne généraient naturellement d’énormes nuages de données a priori non utilisables, mais a priori seulement.
Ces flux, nommés data exhaust par association avec le pot d’échappement d’un moteur qui laisserait échapper des fumées de données plutôt que des gaz, contiennent en réalité une masse d’informations qui, associée aux outils modernes de data mining et d’intelligence artificielle, permet de créer des profils prédictifs, c’est-à-dire des profils permettant de prédire avec une certaine précision, voire une précision certaine, en fonction de contraintes / contingences / impulsions spécifiques, le comportement futur de la personne ainsi « profilée ».
Profilage prédictif.
Google inventa le marché pour ce profilage. Un ensemble de profils réellement prédictifs vaut de l’or pour tout annonceur, qu’il soit commercial, politique ou idéologique. Un tel ensemble, où chaque individu est constitué de plusieurs milliers, voire dizaines de milliers de points, garantit à son acheteur un taux de rentabilité de ses activités publicitaires / de propagande / de désinformation très nettement plus favorable que la communication générique d’antan avec le même message pour tout le monde.
Aujourd’hui en effet, chaque profil reçoit des messages taillés en fonction de ses propres caractéristiques, expériences, états d’âme du moment. On connait tous le phénomène de la recherche Google sur la Grèce (ou ailleurs) qui voit débarquer dans son sillage une suite de publicités pour des voyages vers ces pays, mais c’est beaucoup plus subtil que cela.
Le capitalisme de surveillance a pour objectif de nous enfermer toutes et tous dans des bulles de certitudes permettant de prédire nos comportements avec la plus grande précision – précision qui fait la valeur marchande des données ainsi revendues aux annonceurs et exploitants en tous genres, commerciaux, institutionnels ou idéologiques, les vrais clients des GAFAM.
Ces bulles sont particulièrement visibles, aujourd’hui, dans la polarisation à outrance du débat politique. A force de n’être nourri que de certitudes fournies par nos profils, à force de messages qui renforcent systématiquement nos penchants « naturels » afin de maximiser la prédictibilité de nos comportements, tout devient manichéen et toute opinion autre que la nôtre devient inacceptable, limite inhumaine.
Nos comportements sont ainsi analysés et vendus à notre insu afin de générer des profits financiers ou politiques pour des tiers, à notre insu toujours au sens où nous pensons effectuer des choix éclairés alors que nous ne faisons que réagir selon un schéma prédictible. En échange nous bénéficions d’une valeur d’usage d’un certain nombre de services, dont certains peuvent aujourd’hui sembler indépassables (mails, réseaux sociaux, applications mobiles en tous genres qui nous facilitent la vie).
Un contrat faussé.
Le contrat est-il équitable? Très clairement il ne l’est pas car d’une part nous ne sommes pas conscients du prix caché des services que nous consommons (la perte de notre liberté de choix, de notre capacité critique, le coût de la polarisation sociale, de la violence et de la désinformation), et d’autre part, en qualité de « matière première » de cette industrie, nous ne sommes pas rémunérés à la hauteur des bénéfices qui sont réalisés sur notre dos.
Il va de soi que la première ligne de défense face à ce racket consiste à diminuer le flux de données que nous lui fournissons, sachant que le fermer complètement relève d’une radicalité peu envisageable pour la plupart d’entre nous (5). Ne pas activer le GPS de nos téléphones sauf nécessité, ne jamais activer les services vocaux de nos équipements (et ne JAMAIS acheter d’enceintes « intelligentes » bien sûr, celles qui vous écoutent jour et nuit), occulter les webcams de nos ordinateurs, utiliser tant que faire se peut des services en ligne réputés « propres » et cryptés sans backdoors, arrêter avec les selfies (6) et évidemment éviter les messageries en ligne pour nos conversations sensibles.
Vu la sophistication croissante et l’omniprésence des services en ligne, vu l’arrivée prochaine de la 5G qui permettra, en plus de nous griller les neurones, de transformer en mouchard le moindre lampadaire, le moindre ustensile électrique ou gadget électronique, cette première ligne de défense est très largement insuffisante et il va falloir confronter le capitalisme de surveillance à un niveau supérieur.
Cela ou accepter que la civilisation humaine ne suive l’un des deux modèles qui se présentent aujourd’hui devant elle: d’un côté celui de la Chine, un vaste peuple conditionné et automatisé aux mains d’une petite élite richissime et dotée de pouvoirs sans limites. De l’autre celui des USA, une vaste et sanglante jungle où vivent des tribus primitives servant de matière première à une classe de grands prédateurs planqués dans les sous-sols de la NSA, du Pentagone, de Google et de Tesla.
Pour Soshana Zuboff la solution passe par une réglementation spécifique des GAFAM et associés: soit un accès par abonnement, donc payant, et l’arrêt de la collecte des données des utilisateurs. Soit leur transformation en service public, le service étant alors financé par l’impôt.
A titre personnel je doute fort que ceci soit réaliste ou suffisant. Les services payants existent mais peu de gens les utilisent et il y aura toujours, de la part de la majorité de la population, la tendance à préférer des services gratuits mais susceptibles de surveillance au nom de l’illusion absolue que cela n’est pas grave si l’on a rien à se reprocher.
Quant au service public, la NSA et la police sont des services publics, sans parler de la « sécurité routière » et du racket des radars (7) donc ce statut ne garantit rien du tout en termes de respect des données personnelles. Outre la corruption morale inhérente aux classes technocratiques qui considèrent que l’efficacité sociale justifie tous les moyens, la corruption financière par ceux qui tirent profit du vol de données restera toujours un risque majeur.
La lutte contre le capitalisme de surveillance passe donc par la lutte contre la corruption, contre la technocratie, contre l’illusion sécuritaire. Elle est le symptôme de l’étape actuelle dans la progression technologique et sociale de l’humanité, ce moment où les outils promis à l’émancipation des populations se sont retournés contre elles du fait de la disparition de la dignité au profit du gain. Le combat sera donc, avant tout, d’ordre moral.
Bonus ajouté le 22 janvier: cette épisode de Interdit d’interdire, sur RT avec Frédéric Taddéï sur la surveillance de masse. Tout y est dit.
Interdit d’interdire - Surveillance de masse : un progrès pour notre démocratie ?
Frédéric Taddeï reçoit :
- Bruno Pomart, ancien policier du Raid
- Thibault de Montbrial, avocat au Barreau de Paris, président du centre de réflexion sur la sécurité intérieure et membre du conseil scientifique de l’école de guerre
- Fabrice Epelboin, entrepreneur et enseignant
- Asma Mhalla, experte en économie des plateformes, maître de conférence à Sciences Po Paris et fondatrice de l’ONG The Sapient Society