Nous avons lu… « The Age of Surveillance Capitalism » de Shoshana Zuboff

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Shoshana Zuboff est professeure émérite à l’université d’Harvard. Dans son ouvrage, The Age of Surveillance Capitalism: the fight for human future at the new frontier of power, paru en janvier 2019, elle affirme que le capitalisme, sous l’influence des plateformes numériques, est arrivé à un nouveau stade de son développement. C’est ce qu’elle appelle le « capitalisme de surveillance » et qui présente pour elle des dangers pressants, tant pour l’économie, que pour la société américaine et ses valeurs démocratiques.

L’AVENEMENT D’UNE NOUVELLE ERE DU CAPITALISME

  1. Le « Capitalisme de Surveillance » décrit un ordre économique dans lequel l’expérience humaine est considérée comme une matière brute, qu’il est loisible pour un opérateur économique d’exploiter à des fins commerciales. La production de biens et de services est dans ce contexte subordonnée à des mécanismes modifiant le comportement des utilisateurs. Il va de pair avec l’émergence de nouvelles formes de pouvoir des opérateurs économiques qui maîtrisent ces logiques et qui constituent de fait une menace pour les sociétés et les démocraties contemporaines.
  2. Google est, d’après S. Zuboff, la première entreprise à avoir mis en oeuvre une forme de « capitalisme de surveillance ». Suite à l’éclatement de la bulle internet, les investisseurs privés ont invité les dirigeants de Google à trouver un modèle économique fiable et rentable. En 2002, Google a alors recruté Hal R. Varian, économiste à l’université de Berkeley, qui a travaillé au développement d’AdSense, programme d’entreprise rachetée par Google et d’AdWords afin d’introduire de la publicité ciblée dans le moteur de recherche. Dans un premier temps, les données personnelles ont permis d’améliorer la qualité des services rendus par Google, puis, dans un second temps, sous la pression des investisseurs, elles ont principalement été utilisées à des fins commerciales. Google a créé le « profil utilisateur » et a ouvert la voie à la monétisation des données personnelles des utilisateurs, marquant l’acte de naissance du capitalisme de surveillance.
  3. Le développement du capitalisme de surveillance a été rendu possible, selon S. Zuboff, par la combinaison de 5 facteurs : ( i ) les autorités publiques n’avaient pas la compétence technique pour comprendre ce nouveau modèle économique et ses implications pour la société ; ( ii ) la pensée libertarienne , prégnante dans la Silicon Valley , a poussé le puissant écosystème local à refuser toute forme de réglementation ; ( iii ) le succès des théories néolibérales a considérablement réduit le rôle de l’Etat ; ( iv ) les relations entre Google et les administrations fédérales – notamment sous le mandat d’Obama – expliquent le maintien d’un statuquo réglementaire. Zuboff cite l’exemple du Communications Decency Act (1996), dont la section 230, qui exonère les entreprises numériques de toute responsabilité légale dans les contenus postés sur leurs plateformes, jamais remise en cause depuis lors, a permis aux entreprises numériques de croître sans entrave. Enfin (v) , S. Zuboff reprend la théorie de Mark Weiser de « l’informatique ubiquitaire » (en anglais, ubiquitous computing ), qui désigne une informatisation de la vie quotidienne qui conduit les individus à ne plus différencier l’informatique du réel. Elle critique ainsi une rhétorique populaire dans la Silicon Valley qui défend que ce phénomène est inéluctable.

AU COEUR DE CE NOUVEAU CAPITALISME, LA MONETISATION DES DONNEES PERSONNELLES

Le capitalisme de surveillance considère que l’expérience humaine est la matière première de cette nouvelle ère. Celle-ci peut être traduite en donnée(s) personnelle(s), qu’il est possible d’extraire gratuitement puis d’exploiter à des fins commerciales. Zuboff estime ainsi que Google considère qu’il peut « collecter, posséder, conserver et décider » de l’usage des données personnelles de ses utilisateurs.
Google développe un modèle consistant à monétiser le « surplus comportemental » (behavioral surplus) des utilisateurs. Les données personnelles collectées permettent d’anticiper les prochaines recherches des utilisateurs. En utilisant un modèle prédictif, Google exploite la monétisation du « surplus comportemental » créé par les utilisateurs. Ils ne sont alors plus des consommateurs mais participent à la création de valeur des services numériques. Google profite par ailleurs d’une convergence de mouvements pour asseoir son modèle économique : (i) le développement de modèles économiques orientées par la publicité, (ii) l’émergence de la data science, l’amélioration des algorithmes et l’automatisation des plateformes et (iii) la multiplication des technologies (internet des objets, télévisions connectées, etc.) permettant la collecte de données personnelles. Surtout, le succès de l’exploitation du « surplus comportemental » réside dans la « division de la connaissance ». De manière similaire aux théories d’Emile Durkheim sur la division du travail, la division de la connaissance transforme les rapports de force et les liens sociaux. Le pouvoir est désormais détenu par deux types d’acteurs, d’une part, les machines et, d’autre part, une élite capable d’identifier et d’extraire la valeur ajoutée de ce « surplus comportemental ».

CES EVOLUTIONS ECONOMIQUES CONDUISENT A UNE REDISTRIBUTION DU POUVOIR

Un pouvoir « instrumentarien » (ou, en anglais, « instrumentarian power ») est en train d’émerger. Il est défini par S. Zuboff comme un double mouvement « d’instrumentation et d’instrumentalisation » des comportements humains. La finalité de l’utilisation des données étant d’influencer les comportements de consommation, les « maîtres des algorithmes » influencent les comportements en masse.
Les plateformes numériques, assises sur ce pouvoir nient le droit fondamental de l’être humain à contrôler son « propre agir » (Hannah Arendt), c’est-à-dire son futur. De manière similaire aux totalitarismes, les ingénieurs de la Silicon Valley poursuivaient une vision utopique et un « objectif transcendant » : automatiser le marché et la société via une connaissance totale des individus. Pour S. Zuboff, les fondateurs de Google et de Facebook ne souhaitent pas seulement améliorer le lien social entre les citoyens mais ont cru ou croient encore à l’avènement d’un modèle décisionnel automatisé – une forme de « solutionnisme numérique » – dans lequel les algorithmes décideraient seuls ou, à défaut, les humains prendraient des décisions avec une connaissance complète des données à la manière d’un ordinateur. La collecte des données est ainsi justifiée dans la poursuite d’une utopie de l’efficience et de la rationalité des décisions qui nie les libertés individuelles.
Ces concepts ne sont pas nouveaux mais laissent largement indifférente l’opinion publique. Alex Pentland est la première référence sur le sujet. Pour lui, ces modes d’organisation sont une utopie positive dès lors qu’elle permet de résoudre les problèmes auxquels n’ont pas pu répondre les démocraties occidentales (« reshaping human behavior for the greater good »). Ces solutions « technologiques » sont perçues, à tort ou à raison, par une large partie de l’opinion publique comme une source d’empowerment, c’est-à-dire permettant de résoudre des problèmes (accès aux services publics, etc…) et font rarement l’objet d’une analyse critique.

CE NOUVEAU CAPITALISME PRODUIT-IL DES EFFETS SUR LA NATURE HUMAINE ?

Pour S. Zuboff, le capitalisme de surveillance conduit à une modification des besoins humains. Avec le développement des réseaux sociaux, les êtres humains ont développé un besoin grandissant de connections sociales mais, paradoxalement, ne sont plus capables d’engager un processus d’épanouissement personnel. Par ailleurs, les utilisateurs des réseaux sociaux, notamment les jeunes générations, tendent à censurer ou à modifier leur comportement pour qu’il soit compatible ou qu’il puisse être plébiscité par leurs pairs. Au-delà du réseau social virtuel, le comportement humain s’altère vers ces formes de mimétisme en même temps que s’efface la séparation entre identité réelle et identité numérique.
A terme, ces évolutions pourraient tendre à la suppression de toute notion de vie privée et d’intimité. S. Zuboff évoque La Poétique de l’Espace (1958), de Gaston Bachelard, dans laquelle est étudié le rapport de l’être l’humain à l’espace. La « maison », avec ses ouvertures et ses fermetures, permet de conserver une intimité et une indépendance. Ce sont ces espaces secrets et intimes, ces « refuges » que les plateformes semblent tentées d’abattre d’après Zuboff. Cette tentation est résumée par la déclaration d’Eric Schmidt, en 2009, dans un interview à CNBC : «If you have something that you don’t want anyone to know, maybe you should not be doing it in the first place ».

QUELLE PRISE DE CONSCIENCE ? QUELLES MODALITES D’ACTIONS ?

La loi américaine a échoué à prévenir l’émergence du capitalisme de surveillance. Zuboff rappelle les réflexions du juriste Guthrie Fergusons sur le quatrième amendement de la Constitution. Celui-ci protège l’individu de l’intervention de l’Etat dans sa sphère privée, mais l’intervention des entreprises, n’ayant pas été anticipée, il ne prémunit pas les citoyens de l’ingérence des plateformes. Celles-ci sont presque habilitées à élaborer ce réseau de surveillance de masse là où l’Etat est disqualifié, y compris pour contrôler ce réseau de surveillance.
S. Zuboff estime que le Règlement général sur la protection des données (RGPD) est un outil utile, mais ne traite pas le problème à la racine. Elle relève les progrès esquissés par le texte européen et estime qu’il est « vital et nécessaire ». Néanmoins, les seuls textes relatifs à la protection des données personnelles et à la concurrence ne seront pas suffisants, car ils ne sont que des aménagements au schéma actuel et non des remèdes au modèle économique et social vicié porté par les plateformes numériques.
Comment comparer ce nouveau capitalisme avec ceux décrits par Adam Smith (pensée libérale classique) et Fridriech Hayek (néo-classique) ? Pour S. Zuboff, dans le capitalisme de surveillance, la « main du marché » n’est plus invisible, mais bénéficie au contraire d’une information totale sur les utilisateurs. De plus, du fait du pouvoir accru des actionnaires qui privilégient une croissance à court terme, et de la mondialisation, le partage mutuellement bénéfique de la valeur ajoutée du capitalisme classique – symbolisé par la doctrine fordiste (l’introduction du salaire de 5 USD) – n’existe plus. S. Zuboff pointe qu’aujourd’hui, quelques milliers de salariés sont à l’origine des plus grandes valorisations d’entreprises (respectivement 75 000 pour Google et 18 000 pour Facebook lors de leur entrée en bourse), alors que General Motors comptait ses salariés en centaine de milliers (735 000 salariés lors de la première cotation).
S. Zuboff estime que le capitalisme de surveillance constitue une nouvelle forme de « coup » qui vise, non plus à renverser l’état (« coup d’état »), mais les individus (« coup des gens »). Le pouvoir « instrumentarien » conduit à une forme collectiviste de la société, un capitalisme nouveau qui ignore les distinctions entre le marché et la société, le marché et le monde, et enfin, le marché et l’individu. L’auteure termine son ouvrage par une déclaration : « No More ! » et appelle à une prise de conscience collective ainsi qu’à une refonte de la régulation.

Commentaire : The Age of Surveillance Capitalism est un ouvrage dense, dont l’intérêt réside dans la conceptualisation des phénomènes émergents de l’économie numérique. Shoshana Zuboff développe un contre-discours radical et s’inscrit dans un mouvement critique des entreprises numériques. Elle estime que les propositions qui émergent dans le débat politique américain ne seront pas suffisantes. En conséquence, Shoshana Zuboff estime que le modèle économique des plateformes doit être radicalement revu et appelle à l’émergence de modèles alternatifs, à savoir, soit, un modèle par abonnement, soit, un modèle de public utility.