Non, nos données ne sont pas personnelles!

https://blogs.letemps.ch/benoit-gaillard/2019/07/09/non-nos-donnees-ne-sont-pas-personnelles/

Contrôler la dissémination de ses données personnelles , ou demander aux plates-formes qui les ont récoltées de les restituer. Préserver sa vie privée , cette privacy si précieuse. Donner son consentement individuel au traitement de ses information, au stockages de cookies, et à tant d’autres choses…

Les risques liés à l’utilisation de nos data , que l’on ne traduit presque plus surtout lorsqu’ils sont big , font les gros titres du débat public. Et pourtant, les termes mêmes du débat qui insistent sur la dimension individuelle portent à croire que le combat principal est à mener par chacun d’entre nous, lorsque nous nous servons d’un site, d’un service, d’un objet connecté à Internet. Bien évidemment, les multinationales qui dominent l’économie en ligne ne font que renforcer cette approche: l’essentiel est de donner à chacun des utilisateurs des moyens d’ajuster finement ses propres réglages, après avoir accepté les inévitables conditions générales. Chacun des mea culpa récents de Facebook offre un exemple parfait de cette rhétorique.

Cette individualisation, servie par la terminologie de la vie “privée” (donc personnelle), trompe son monde. Car la vraie question n’est pas seulement de savoir si mes données figurent ou non sur tel serveur américain, ou si je fais personnellement un usage expert de tous les moyens techniques pour éviter le prélèvement de mes traces numériques.

Prenons le temps d’y penser: la crainte la plus largement partagée ne porte en effet plus sur le fait d’être, individuellement, l’objet d’une surveillance de ses opinions, de ses comportements, de ses relations sociales. Si nous étions réellement effrayés de ce type de dérive, nous ne consentirions pas à utiliser autant d’offres en ligne y compris pour des choses aussi intimes que correspondre avec nos proches ou planifier l’ensemble de nos rendez-vous. De ce point de vue, la comparaison omniprésente avec la figure de Big Brother trompe presque plus qu’elle n’éclaire: une large majorité ne craint plus de police politique qui risqueraient de sanctionner les personnes coupables de je ne sais quel écart. Au contraire, nous avons justement intégré l’idée que ce qui nous concerne n’a, pris isolément, aucun intérêt!

L’enjeu des big data – que l’on qualifierait plus proprement, en français, de mégadonnées –, est systémique. Leur utilisation permet de développer des produits, des profils, des processus, des publicités qui seront utilisés pour influencer notre expérience de certains services, nos habitudes d’achat, nos votes… Et nous nous retrouvons exposés au résultat indépendamment des réglages que nous avons ou non coché sur un réseau social.

De ce point de vue, il s’agit d’un problème environnemental: aucun acte singulier n’a d’effet direct sur la modification de l’écosystème, et aucun effet déplaisant ne peut être clairement relié à des causes identifiables, mais découle au contraire d’un changement progressif du climat. C’est d’ailleurs la métaphore qu’avait lancée la journaliste Julia Angwin dans le livre Dragnet Nation en 2014, en parlant de “pollution par les données” (data pollution).

Il est donc absolument fondamental de penser les données de manière collective et politique. Responsabiliser les individus, les inviter à comprendre les mécanismes par lesquels ils cèdent l’usage de leurs informations, ou leur donner le pouvoir de les faire effacer: aucun de ces efforts, si louable soit-il, n’agira durablement sur le déréglement climatique des données. Au contraire, nous devons réaffirmer une souveraineté partagée sur nos données, qui ont d’emblée un caractère social: leur utilité ne découle que de l’agrégation de traces concernant des individus. Et à quoi cette valeur est-elle employée? A perfectionner sans cesse des processus de captation et de maintien de notre attention, des boucles de rétroaction sans cesse améliorées pour que nous succombions aux charmes de tel ou tel produit.

Dès lors, ne faut-il pas envisager le droit des données comme un droit collectif, et la propriété des données comme une propriété sociale? Ainsi, tout comme la loi restreint (ou devrait restreindre) le démarchage téléphonique excessif, des règlementations pourraient limiter les astuces mises en place pour cibler la publicité, tailler sur mesure des produits d’assurance ou orienter les comportements électoraux. Quant aux masses d’informations dont il est question, elles pourraient tomber immédiatement dans le domaine public, avec une obligation des les mettre à disposition de tous, au lieu qu’elles soient centralisées dans les serveurs de quelques géants de l’Internet (Evgeny Morozov avait, il y a quelques années, suggéré une voie similaire).

Les données sont parfois qualifiées de nouvelle matière première. Si nous prenons cette formule au sérieux, alors il faut définir nos droits à leurs propos de manière universelle, à l’image des droits humains et de tous les droits collectifs, plutôt que de laisser chacun dans la solitude du rapport contractuel découlant de l’acceptation des fameuses conditions générales (où l’utilisateur est toujours la partie faible au contrat, sans aucun pouvoir de négociation). Et il faut se demander comment ce matériau si précieux que nous contribuons tous à générer peut être mis à disposition de tous, plutôt que monopolisé par ceux qui disposent momentanément des meilleures moyens d’extraction.