« Les opérateurs télécom étaient les maîtres du réseau, ils sont devenus les prolétaires du web »

Ultra connecté mais ultra solitaire, ultra excitant mais ultra flippant, ultra libre mais ultra surveillé, en principe sans limites mais dans les faits confiné dans de gigantesques silos réductibles derrières les acronymes GAFA (s’ils sont américains) ou BATX (s’ils sont chinois).

À ses débuts, internet était un réseau ouvert, symétrique, de machine à machine, où tout le monde pouvait se connecter avec le même poids, sans hiérarchie. Comment et pourquoi ce modèle initial a basculé vers le web que nous connaissons aujourd’hui ?

Il a basculé lorsque qu’Internet est devenu le web, en passant du mode multicast de communication directe à un mode unicast de communication via une machine centrale. Avant, c’était un peu comme un talkie walkie : chaque appareil pouvait participer à la conversation pour peu qu’il ait la bonne fréquence. Aujourd’hui, par contre, chaque appareil doit passer par un nœud central pour se joindre au groupe. Tous les opérateurs premiers y ont trouvé leur compte : les opérateurs télécom car cette architecture était plus facile à envisager (on sait qui émet, qui dispatche, qui reçoit), et les États parce qu’on sait où brancher des boîtes noires pour savoir ce qui s’y passe.

Nous sommes en voie de babélisation : Facebook est une tour de Babel, Google en est une autre. La Chine est à ce jour le seul « État plateforme » complet, avec l’imbrication du politique coercitif et du numérique via ces autres silos que sont les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi).

Le péché originel, ce sont les protocoles asymétriques qui nous ont privé de notre singularité. Mais on peut encore croire à un âge de raison des réseaux. Il faudra peut-être 2, 3 ou 4 générations, et ça passera peut-être par des contractions violentes, mais c’est encore possible. C’est nous qui devons agir ! Les États n’agiront pas car agir serait contraire aux intérêts de la surveillance. Et les plateformes n’agiront pas non plus, car ce serait contraire aux intérêts de leurs actionnaires. Nous devons tous aspirer à l’émergence de cet être en réseau, qu’on ne peut décrire mais qui est là, et que la sonde poïétique permet de deviner par moments. Ce sera une révolution copernicienne.

La perspective anoptique, qui est en cours de construction depuis qu’on a pu dépasser la portée de la voix pour communiquer (en gros depuis le télégraphe Chappe) c’est exactement cela sauf que c’est non visible. Les points de fuite sont les serveurs, qui sont des points à l’infini qui structurent l’image créée par la sonde poiétique. Finalement, c’est le code qui jouera ce rôle. « Code is law », comme le dit bien Larry Lessig. Et nous aurons peut-être un jour un grand espace de partage, avec tout le monde à égalité, dans lequel chacun est libre de prendre sa part ou pas, et dans lequel tout le monde sera traité de la même façon s’il décide d’en être. Un tel espace permettrait l’éclosion de communs. Nous sommes aujourd’hui quelques chercheurs à commencer à définir ce nouveau champ de recherche qui n’en est qu’à ses débuts.