Le «capitalisme de surveillance» menace nos démocraties

Pour la sociologue Shoshana Zuboff, les GAFAM sont passés de la collecte et de la vente des données personnelles à la manipulation effective des personnes.

Le concept de capitalisme de surveillance renvoie au modèle économique reposant sur la collecte et la vente de toujours plus de données personnelles, au détriment de la vie privée des individus. Ces vingt dernières années, de plus en plus de voix se sont élevées pour expliquer que le web gratuit et marchand avait accouché d’une sorte de monstre.

Dès 1997, la Federal Trade Commission s’est inquiétée de la commercialisation des données personnelles par le secteur naissant du web. Mais elle n’a pas tranché le problème et les entreprises ont assuré qu’elles se réguleraient elles-mêmes. Vingt-trois ans plus tard, ces promesses sont très loin d’avoir été tenues.

De l’économie des biens à celle des données
Selon la sociologue Shoshana Zuboff, autrice de The Age of Surveillance Capitalism (PublicAffairs), nous sommes passés d’une société reposant sur la division du travail à une organisation basée sur la division du savoir; de la propriété des moyens de production à la propriété des moyens de produire du sens.

En l’espace de vingt ans, Google puis Facebook, Amazon et Microsoft ont constitué des quasi-monopoles et amassé des quantités phénoménales de données personnelles, via des technologies de surveillance.

Pour Zuboff, qui a publié une longue tribune dans le New York Times intitulée «Vous êtes télécommandés», «le capitalisme de surveillance commence par revendiquer unilatéralement le droit d’utiliser les expériences humaines privées comme une matière première gratuite à traduire en données comportementales».

L’autrice relève qu’une entreprise emblématique de la vieille économie comme Ford envisage aujourd’hui de prendre part au capitalisme de surveillance, en collectant et en vendant les informations collectées sur sa clientèle par ses véhicules.

Ils veulent votre voix et ce que vous mangez et ce que vous achetez; le temps de jeu de vos enfants et leur scolarité; vos ondes cérébrales et votre système sanguin.

Ford «pourrait s’enrichir considérablement en monétisant des données [personnelles]. Ils n’auront pas besoin d’ingénieurs, d’usines ou de vendeurs pour le faire. Ce serait du pur bénéfice», décrypte un analyste.

Plus les données sont nombreuses et diverses, plus elles peuvent être exploitées. «Ils veulent votre voiture, votre dossier médical et les programmes que vous regardez en streaming; votre adresse ainsi que toutes les rues et bâtiments de votre chemin et tout le comportement de toutes les personnes dans votre ville. Ils veulent votre voix et ce que vous mangez et ce que vous achetez; le temps de jeu de vos enfants et leur scolarité; vos ondes cérébrales et votre système sanguin», écrit Zuboff.

De la surveillance à la manipulation
Certaines entreprises détiennent désormais suffisamment d’informations sur nous pour influencer nos comportements au service d’objectifs économiques, dans un glissement du «contrôle» vers l’«actionnement». «Nous apprenons comment composer la musique, puis nous laissons la musique les faire danser», explique froidement un scientifique.

En 2012, Facebook a manipulé 700.000 personnes dans le cadre d’une expérience testant la capacité de la plateforme à influencer leurs émotions. Deux ans plus tard, Mark Zuckerberg a récidivé avec le badge «J’ai voté», afin de savoir si les usagers du réseau pouvaient être incités à voter. La plateforme en a conclu que la manipulation fonctionne et qu’elle peut passer inaperçue.

En 2016, le jeu Pokémon Go –développé conjointement par Niantic (ex-Google), The Pokémon Company et Nintendo– a lancé les PokéStops sponsorisés. Sans forcément en être informés, les joueurs et joueuses étaient envoyé·es capturer des Pokémon à proximité d’établissements comme Starbucks ou McDonald’s, qui avaient payé pour ce service.

En 2017, des documents internes de Facebook ont fuité. La plateforme s’y targuait, auprès de sa clientèle lui achetant de la publicité, de pouvoir identifier les moments où les personnes utilisant la plateforme, notamment les jeunes, se sentaient «stressées», «vaincues», «dépassées», «anxieuses», «nerveuses», «stupides», «idiotes», «inutiles» ou comme des «ratées». Ici aussi, Facebook cherchait à les manipuler, en les faisant cliquer sur des publicités adaptées à leur besoin d’un boost de confiance.

Shoshana Zuboff plaide pour une véritable régulation publique du secteur. «Le capitalisme de surveillance menace de refaire la société en défaisant la démocratie. […] Il sape le libre-arbitre, usurpant la vie privée [et] diminuant l’autonomie. […]. L’inégalité et l’injustice [en matière de données] sont fondamentalement incompatibles avec les aspirations d’un peuple démocratique», conclut-elle. Il n’est peut-être pas trop tard pour agir.