La lutte contre le terrorisme ne justifie pas la conservation généralisée des données personnelles

Dans une affaire cruciale pour l’État de droit, l’avocat général se penche sur l’équilibre qui doit prévaloir entre la lutte contre le terrorisme d’une part, et la protection des données personnelles et des libertés individuelles d’autre part. Tout est dit dans une formule : « les moyens et les méthodes de la lutte antiterroriste doivent répondre aux exigences de l’État de droit ».

Ces dernières années, la Cour de justice s’est prononcée, dans plusieurs arrêts, sur la conservation et l’accès aux données à caractère personnel :

Arrêt du 8 avril 2014 dans les affaires jointes C-293/12 et C-594/12, Digital Rights Ireland e.a. (voir CP n° 54/14), dans lequel la Cour a déclaré l’invalidité de la directive 2006/24/CE du Parlement européen et du Conseil, du 15 mars 2006, sur la conservation de données générées ou traitées dans le cadre de la fourniture de services de communications électroniques accessibles au public ou de réseaux publics de communications, et modifiant la directive 2002/58/CE (JO 2006, L 105, p. 54). Elle a considéré que la directive permettait une ingérence disproportionnée dans les droits au respect de la vie privée et familiale et à la protection des données à caractère personnel, reconnus par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après la « Charte »).
Arrêt du 21 décembre 2016 dans les affaires jointes C-203/15 et C-698/15, Tele2 Sverige et Watson e.a. (voir CP no 145/16), dans lequel la Cour a interprété l’article 15, paragraphe 1, de la directive 2002/58/CE du Parlement européen et du Conseil, du 12 juillet 2002, concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques (directive vie privée et communications électroniques) (JO 2002, L 201, p. 37) (ci-après la « directive »). Cet article habilitait les États membres – pour des raisons de protection, entre autres, de la sécurité nationale – à adopter des « mesures législatives » afin de limiter la portée de certains droits et obligations prévus par la directive.
Arrêt du 2 octobre 2018, C-207/16, Ministerio Fiscal (voir CP n° 141/18), dans lequel la Cour a confirmé l’interprétation précitée.

Les États désarmés pour lutter contre le terrorisme ?
La jurisprudence qui en découle, en particulier l’arrêt Tele2 Sverige et Watson e.a., dans lequel elle a déclaré que les États membres ne pouvaient pas imposer aux fournisseurs de services de communications électroniques une obligation de conservation généralisée et indifférenciée, préoccupe certains États, qui se sentent privés d’un instrument qu’ils estiment nécessaire à la sauvegarde de la sécurité nationale et à la lutte contre la criminalité et le terrorisme.

Cette préoccupation a été exprimée dans quatre renvois préjudiciels, présentés respectivement par le Conseil d’État (France) (affaires jointes C-511/18 et C-512/18, La Quadrature du Net e.a.), la Cour constitutionnelle (Belgique) (C-520/18, Ordre des barreaux francophones et germanophone e.a.) et l’Investigatory Powers Tribunal (tribunal chargé des pouvoirs d’enquête, Royaume-Uni) (C-623/17, Privacy International).

La directive « e-privacy » vise-t-elle l’État dans sa lutte contre le terrorisme ?
Ces renvois soulèvent, tout d’abord, le problème de l’application de la directive à des activités liées à la sécurité nationale et à la lutte contre le terrorisme.

Dans ses conclusions présentées sur ces renvois préjudiciels, l’avocat général Manuel Campos Sánchez-Bordona dissipe, en premier lieu, les doutes sur l’applicabilité de la directive. Il précise que :

La directive exclut de son application les activités menées, en vue de préserver la sécurité nationale, par les pouvoirs publics pour leur propre compte, sans requérir la collaboration de particuliers et, dès lors, sans leur imposer d’obligations dans leur gestion commerciale.
En revanche, lorsque le concours de particuliers auxquels certaines obligations sont imposées est requis, même pour des raisons de sécurité nationale, cette circonstance relève du domaine régi par le droit de l’Union, celui de la protection de la vie privée qui peut être exigée de ces acteurs privés.
Ainsi, la directive s’applique, en principe, lorsque les fournisseurs de services de communications électroniques sont tenus, par la loi, de conserver les données de leurs abonnés et de permettre aux autorités publiques d’y accéder, comme dans les affaires examinées, indépendamment du fait que ces obligations soient imposées aux fournisseurs pour des raisons de sécurité nationale.

Par ailleurs, la directive permet aux États membres de prendre des mesures légales qui, à des fins de sécurité nationale, concernent les activités des personnes soumises à l’imperium des États membres, en limitant leurs droits. L’avocat général rappelle que les limitations posées à l’obligation de garantir la confidentialité des communications et des données relatives au trafic y afférentes doivent être interprétées strictement et à la lumière des droits fondamentaux consacrés par la Charte.

La loi française
En réponse à la première question soulevée par le Conseil d’État, l’avocat général déclare que la directive s’oppose à la réglementation française qui, dans un contexte marqué par des menaces graves et persistantes pour la sécurité nationale, et en particulier par le risque terroriste, impose aux opérateurs et aux prestataires de services de communications électroniques de conserver, de manière générale et indifférenciée, les données relatives au trafic et les données de localisation de tous les abonnés ainsi que les données permettant d’identifier les créateurs de contenus offerts par les fournisseurs de ces services.

Il souligne que, comme le reconnaît le Conseil d’État lui-même, l’obligation de conservation imposée par la réglementation française est généralisée et indifférenciée, de sorte qu’elle constitue une ingérence particulièrement grave dans les droits fondamentaux consacrés par la Charte. De même, il rappelle que, dans l’arrêt Tele2 Sverige et Watson e.a., la Cour a rejeté la possibilité d’une conservation de ces données en lien avec la lutte contre le terrorisme. L’avocat général soutient que la lutte antiterroriste ne doit pas être envisagée uniquement en termes d’efficacité pratique mais aussi en termes d’efficacité juridique afin que ses moyens et ses méthodes répondent aux exigences du respect de l’État de droit, qui soumet le pouvoir et la force aux limites du droit et, en particulier, à un ordre juridique dont la défense des droits fondamentaux constitue la raison d’être et la finalité.

Par ailleurs, la réglementation française n’est pas non plus compatible avec la directive car elle n’instaure pas l’obligation d’informer les personnes concernées du traitement de leurs données à caractère personnel effectué par les autorités compétentes, afin que ces personnes puissent exercer leur droit à une protection juridictionnelle effective, pour autant que cette communication ne compromette pas l’action de ces autorités.

En revanche, la directive ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui permet de recueillir, en temps réel, les données relatives au trafic et les données de localisation de personnes spécifiques, pour autant que ces actions soient menées conformément aux procédures prévues pour l’accès aux données à caractère personnel légalement conservées et avec les mêmes garanties.

La loi belge
Dans l’affaire C-520/18, l’avocat général suggère à la Cour de répondre à la Cour constitutionnelle que la directive s’oppose à une réglementation qui, comme la réglementation belge, a pour objectif non seulement la lutte contre le terrorisme et les formes de criminalité les plus graves, mais aussi la défense du territoire, la sécurité publique, la recherche, la découverte et la poursuite d’autres délits que ceux de criminalité grave, et, d’une manière générale, tout autre objectif prévu à l’article 23, paragraphe 1, du règlement 2016/679.

La raison en est que, même si l’accès aux données conservées est soumis à des garanties précisément réglementées, les opérateurs et les fournisseurs de services de communications électroniques se voient imposer, dans ce cas également, une obligation générale et indifférenciée qui s’applique de manière permanente et continue, de conserver les données relatives au trafic et les données de localisation traitées dans le cadre de la fourniture de ces services, ce qui est incompatible avec la Charte.

Concernant la question de savoir si, dans l’hypothèse où la réglementation nationale serait incompatible avec le droit de l’Union, ses effets pourraient être provisoirement maintenus, l’avocat général considère qu’une juridiction nationale peut, si le droit interne le permet, maintenir, exceptionnellement et provisoirement, les effets d’une législation, telle que la réglementation belge, même si elle est incompatible avec le droit de l’Union, si ce maintien est justifié par des considérations impérieuses liées à des menaces pour la sécurité publique ou nationale auxquelles d’autres moyens ou solutions de substitution ne permettraient pas de parer. Ce maintien ne peut durer que le temps strictement nécessaire pour remédier à l’incompatibilité susvisée.

La loi anglaise
Enfin, dans l’affaire C-623/17, il convient de déterminer si une réglementation nationale imposant à un fournisseur de services de communications électroniques l’obligation de fournir aux services de sécurité et de renseignement du Royaume-Uni (United Kingdom Security and Intelligence Agencies) des données de communications en masse après leur collecte généralisée et indifférenciée est compatible avec la directive. L’avocat général estime que, nonobstant l’article 4 TUE, selon lequel la sécurité nationale relève de la responsabilité exclusive de chaque État membre, la directive s’oppose à la réglementation britannique.