La crise du Covid-19 révèle l'ampleur de l'emprise des GAFAM sur nos vies


Loïc Hecht — 15 avril 2020 à 9h26 — mis à jour le 15 avril 2020 à 10h26

éjà comme les grands gagnants de la crise actuelle. Non que ce soit une surprise absolue, mais en quelques semaines, les tech companies se sont rendues incontournables dans chaque aspect de nos vies confinées: le travail et l’enseignement à distance, la communication avec nos proches, l’accès à l’information et au divertissement, les achats en ligne, la livraison et même les téléconsultations médicales.

Autrement dit, avec leurs produits et leurs services, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft –pour ne citer qu’eux– ont encore resserré leur emprise dans tous les compartiments de nos existences. Pas un mince exploit vu comme nous étions déjà sous perfusion du temps où nous pouvions sortir plus d’une heure par jour. C’est désagréable mais nous sommes plus que jamais des otages consentants des entreprises de la Silicon Valley et de leur quincaillerie technologique.

Tech-millionnaires en quête de sauvetage de l’humanité
Beaucoup d’intellectuels brillants l’ont rappelé, les conséquences violentes du Covid-19 entérinent l’échec des États à garantir la sécurité et la santé physique de leurs concitoyens. Dans une tribune intitulée «L’insoutenable légèreté du capitalisme vis-à-vis de notre santé», la sociologue Eva Illouz –invoquant la thèse de Michel Foucault qui plaçait la santé comme la pierre angulaire de la gouvernance étatique moderne– résumait avec une concision remarquable ce qui nous a entraînés dans la dystopie du moment:

«Ce contrat, dans de nombreuses parties du monde, a progressivement été rompu par l’État, qui a changé de vocation en devenant un acteur économique entièrement préoccupé de réduire les coûts du travail, d’autoriser ou encourager la délocalisation de la production (et, entre autres, celle de médicaments clés), de déréguler les activités bancaires et financières et de subvenir aux besoins des entreprises. Le résultat, intentionnel ou non, a été une érosion extraordinaire du secteur public.»

De ce constat vertigineux découle le second volet du triomphe des tech companies en ces temps de crise sanitaire. En investissant les espaces laissés béants par nos États séduits par les sirènes de l’ultralibéralisme, les entreprises de la Silicon Valley se sont adjugées une part de ce biopouvoir laissé vacant. Visez plutôt. Dans la baie de San Francisco, Verily, une des entreprises d’Alphabet, la maison mère de Google, a mis en place dès début mars une interface pour permettre à quiconque de déterminer s’il était éligible à un test Covid-19, et lui indiquer où aller l’effectuer le cas échéant. Apple a d’abord filé vingt millions de masques aux soignants puis s’est mis à fabriquer un million de visières par semaine. Mieux, les deux meilleurs ennemis viennent d’annoncer qu’ils s’associaient pour déployer un système Bluetooth commun afin de faciliter le traçage des personnes infectées.

En Angleterre, lorsque le gouvernement a émis la possibilité de proposer un test individuel à grande échelle, Amazon s’est immédiatement porté volontaire pour en assurer la logistique. Dans la foulée, Jeff Bezos a claironné qu’il donnerait 100 millions de dollars aux banques alimentaires américaines, qui en auront besoin vu le désastre qui s’amorce. Bill et Melinda Gates, eux, ont investi 100 millions de dollars dans un fonds de recherche spécial Covid-19 dès février. Bill Gates a également répété qu’il comptait injecter plusieurs milliards pour bâtir des usines de production d’un vaccin qu’on n’a même pas encore trouvé.

Jack Dorsey, le fondateur de Twitter, a carrément tenté de plier le game en mettant un milliard de dollars sur la table. Quant à Mark Zuckerberg et sa femme Priscilla Chan, en plus d’avoir transféré 25 millions à Bill et Melinda pour leur «accélérateur thérapeutique Covid-19», ils arrosent l’OMS d’encarts publicitaires gratuits et de paquets de données d’utilisateurs pour comprendre comment se propage l’épidémie. D’ailleurs, la santé n’est pas un terrain inconnu pour le patron de Facebook: à San Francisco, le principal hôpital public a été rebaptisé «Zuckerberg General Hospital and Trauma Center», adoptant le nom de son principal donateur en 2015.

Cela dit, aborder le phénomène uniquement par le prisme américain serait une erreur. Au rayon des tech milliardaires en quête de sauvetage de l’humanité, le Chinois Jack Ma, fondateur d’Alibaba, est lui aussi à la manœuvre. Depuis février, sa fondation a gracieusement distribué des millions de masques et de kits de dépistage en Europe, aux États-Unis et en Afrique. Et puis, Alibaba –qui opère l’algorithme servant de socle à l’horrible système de notation des citoyens chinois– fournit également le «QR code santé», incontournable sur les téléphones chinois.

Si le statut de l’appli est vert, c’est bon, vous pouvez vous déplacer. Mais malheur à vous si vous côtoyez une personne suspectée ou atteinte du Covid-19, ou si vous tentez de dissimuler des informations qui seront par ailleurs recroisées avec des données fournies par des tiers (compagnies aériennes, transports en commun, banques, télécom…), c’est le statut jaune ou rouge qui vous attend et le retour à la case quarantaine.

À saisir, offre immanquable
Les géants technologiques font main basse sur la santé, et la philanthropie a tout du cheval de Troie pour investir de nouveaux marchés, en accroissant leur pouvoir politique. Un des exemples les plus parlants est la révélation de discussions entre l’AP-HP et Palantir, concernant la mise à disposition par le second d’un algorithme qui servira à tracer la diffusion du virus et à lutter contre les pénuries de personnel, de respirateurs et de médicaments, en proposant une répartition optimale entre les trente-neuf hôpitaux en temps réel.

Peu connue du public, Palantir est l’une des licornes emblématiques de la Silicon Valley. Valorisée à plus de 20 milliards de dollars, ce fleuron du big data est sorti de l’esprit de Peter Thiel, argentier visionnaire de la Silicon Valley, également cofondateur de PayPal et investisseur historique de Facebook. Libertarien pur jus, aussi cynique qu’intelligent, il est le seul personnage notable du sérail à avoir soutenu Trump en 2016.

Palantir a un business simple sur le papier, elle commercialise deux algorithmes: Gotham et Foundry. Le premier, outil de surveillance et de prédiction de crimes, collecte informations et renseignements et se destine à des agences d’intelligence ou des services de police, tandis que le second vise à augmenter la productivité et le rendement d’entreprises. Selon les besoins, Palantir peut panacher les deux. En matière de clients, c’est le haut du panier: NSA, FBI, Homeland Security, CDC, mais aussi Ferrari, Airbus, Fiat Chrysler, Sanofi, Merck ou le Crédit Suisse.

Cette possibilité de deal avec l’AP-HP ne sort pas de nulle part. La France a déjà signé un contrat avec Palantir en 2016, après les attentats de novembre, renouvelé l’an passé. Et à crise exceptionnelle, offre immanquable: ces jours-ci, Palantir propose une version gratuite de Foundry, édition spéciale Covid-19. Les termes, évidemment, sont secrets, mais l’entreprise a laissé entendre qu’elle fournirait ces outils gratuitement aussi longtemps que nécessaire. De ce qui en a filtré dans la presse, Palantir a déjà signé des deals avec le NHS en Angleterre, le gouvernement de la Rhénanie-du-Nord-Westphalie en Allemagne, et des agences de santé en Espagne, Autriche, Canada, Grèce. C’est de cette solution dont l’AP-HP serait en passe de se doter.

Ce qui est gratuit a toujours un coût caché
À un niveau de lecture basique, ces initiatives sont remarquables. Si les GAFAM, les Alibaba et les Palantir peuvent sauver des vies avec leurs algorithmes, leurs fonds de recherches, leurs dons de matériel et, par extension, soulager le personnel médical, ça paraît compliqué de faire la fine bouche. En fait, c’est terrible à avouer, mais en l’état, nous avons besoin de leurs ressources pour limiter la casse. Enfin, peut-être pas sur tout, non plus.

Concernant les applications de tracing pour sortir du confinement dont il est beaucoup question ces jours-ci, a priori, tout concourt à penser que nous sommes en plein délit (habituel) de solutionnisme technologique cher au chercheur Evgeny Morozov. Transformer le Covid-19 en un problème technique, alors que les spécialistes de la santé s’accordent à dire que ce sont des moyens qu’il faut (tests, recherches, essais…), voilà au moins un bourbier dont nous pourrions nous passer.

Mais reconnaître que nous avons besoin de ces tech companies n’empêche pas de se poser des questions. Pour en rester sur le cas concret de Palantir, qui peut garantir que les données utilisées, notamment celles des patients, seront vraiment départies des détails personnels comme l’entreprise le promet? Et si après l’épisode de Covid-19, l’AP-HP ou une agence de santé européenne qui a profité de son échantillon gratuit veut récupérer ses données et construire son propre système, est-ce qu’on lui rendra cette masse dans un état exploitable ou faudra-t-il repartir de zéro ou presque? Les déboires de la police new-yorkaise, qui s’est retrouvée penaude lorsqu’elle a voulu se passer de Palantir, devraient être un indicateur à garder en tête. On commence à le savoir: avec les dealers de big data, ce qui est gratuit a toujours un coût caché. Et puis, au passage, il ne faudrait pas que l’algorithme miracle serve de caution à de nouvelles politiques d’austérité.

Nous sommes donc en train d’être «sauvés» par des milliardaires et des plateformes dont le business repose sur nos données personnelles. Qu’on s’en remette à eux les yeux fermés, en prenant pour acquis leurs vœux pieux, nous fait courir un vrai danger en matière de respect de la vie privée et de la gouvernance des données, d’autant qu’on sait que ces mastodontes s’arrogent bien des libertés avec le règlement général sur la protection des données (RGPD).

Et, il s’agirait de ne pas oublier qu’avant l’épisode actuel, ces entreprises étaient sous le feu nourri de tirs croisés et justifiés, en raison de leur taille de plus en plus inquiétante, de leur obsession pour la surveillance des citoyens, des scandales de manipulations frauduleuses de nos données, de leurs pratiques laborales qui piétinent le droit du travail, et de leurs propensions à éteindre les voix dissidentes en interne.

Arrêtons de déconner
Les données (de la vraie vie) sont donc simples: nous sommes ultra-dépendants de ces entreprises technologiques et de leurs charitables patrons, nos systèmes de santé et nos économies sont à l’agonie; histoire de ne rien arranger, on nous promet d’autres pandémies du genre, et un énorme cataclysme climatique nous arrive droit dessus. Sans prétendre tout régler au détour d’un texte publié sur internet, peut-être serait-il judicieux que les instances européennes se penchent sérieusement sur des solutions pour retrouver une forme de souveraineté et d’éthique en matière de gouvernance des données, plutôt que de gaspiller de l’énergie et de l’argent à imaginer des applications vérolées pour transformer nos smartphones en bracelet électronique.

Il serait sans doute temps de développer des outils similaires à ceux vendus par ces sentinelles du big data. Allouons-y des moyens dignes de ce nom. Insufflons une dose de transparence dans ces boîtes noires. Est-il inconcevable que nous administrions nos données nous-mêmes, avec les garde-fous requis, plutôt que de déléguer cette tâche à des plateformes qui s’apparentent à des infrastructures d’utilité publique, mais dont le dessein reste dicté par des intérêts purement financiers?

Enfin, gardons en tête que pour les tech milliardaires, particulièrement dans un contexte américain fondé sur un capitalisme sans foi ni loi et un État faible, leur philanthropie est par tradition un levier pour contrer les appels à les taxer. Pour reprendre un argument d’Anand Giridharadas, essayiste critique de la stratégie des Zuckeberg, Bezos, Gates & co, peut-être devrions-nous arrêter de demander aux incendiaires du système d’en être les pompiers. Formulé en d’autres termes empruntés à une tribune signée d’un collectif d’universitaires dont Thomas Piketty, Anne-Laure Delatte et Antoine Vauchez: «Ces entreprises et leurs actionnaires ont profité de la concurrence fiscale pour échapper à l’impôt, contribuant à détériorer les services publics, notamment ceux mobilisés dans cette crise sanitaire.»

N’attendons donc plus seulement qu’ils nous sauvent la mise à l’arrivée, mais qu’ils contribuent à l’effort collectif en mettant au pot dès le départ, en commençant par s’acquitter d’impôts dignes de ce nom. Si à la rhétorique du peuple «qui va devoir se sacrifier pour relancer l’économie», on pouvait ajouter, une fois n’est pas coutume, une dose de justice fiscale afin de repartir sur un paradigme un peu moins inégalitaire, en reconnaissant au passage que nos vies dépendent beaucoup du personnel médical, et donc des services publics, voilà qui ne ferait sans doute pas de mal pour mieux appréhender la prochaine saleté qui ne manquera pas de nous tomber dessus.

Loïc Hecht vient de publier Le Syndrome de Palo Alto, thriller et critique de la domination des géants du web sur nos vies.