L’Iran coupe brutalement Internet pour éviter un second mouvement vert porté par les réseaux sociaux


Grégoire Huvelin - 20 novembre 2019

En proie à des manifestations massives dues à la hausse du prix de l’essence, l’Iran fait l’objet d’une coupure Internet globale initiée par le gouvernement. Livrés à eux-mêmes, les habitants de la République islamique n’ont presque plus aucun moyen de communiquer entre eux depuis le samedi 16 novembre. Une stratégie radicale, mais de plus en plus courante au fur et à mesure que les États se dotent d’un intranet national.

Sujet d’actualité brûlant, la situation actuelle de l’Iran fait couler beaucoup d’encre. Depuis le vendredi 15 novembre 2019, des manifestations massives regroupant toutes les classes sociales de la République islamique ont éclaté aux quatre coins du pays.

En cause : une hausse du prix de l’essence d’au moins 50 % accompagnée d’une baisse des subventions liées à cette ressource naturelle présente en grande quantité dans les sols de ce territoire situé dans le Golfe persique. Une situation paradoxale au regard de ses réserves de pétrole brut, considérées, en 2015, comme la quatrième plus grande au monde par le média pédagogique Connaissance des Énergies.

UN SHUTDOWN PROGRESSIF
« Les habitants en ont conscience et considèrent le pétrole comme un droit naturel », note Le Siècle Digital. En pleine crise économique renforcée par les sanctions financières américaines, l’Iran implose. Face à cette escalade de protestations laissant planer le spectre du soulèvement postélectoral de 2009, aussi surnommé le « mouvement vert », le gouvernement a décidé de prendre des mesures radicales.

Comment ? En coupant ses habitants d’Internet. Organisation non gouvernementale qui surveille la cybersécurité et la gouvernance d’Internet, NetBlocks a suivi avec attention le déroulé des événements. En scrutant de très près le trafic iranien, l’institution a tout d’abord remarqué une baisse de connectivité le vendredi 15 novembre. Plusieurs opérateurs mobiles (MCI, Rightel et IranCell) ont ensuite activé le mode hors ligne le lendemain, à 14h30.

Un processus de fermeture nationale a alors été enclenché quelques heures plus tard, à 18h45. Depuis, l’Iran est coupé du monde. Qui plus est depuis le blocage du service de messagerie chiffré Telegram survenu au cours de l’année 2019 : de quoi bloquer de manière presque définitive les communications internes et externes des 50 millions de personnes ayant accès à Internet.

Cette manœuvre revêt de nombreux avantages pour les autorités du pays : désorganiser les manifestants, occulter la véritable situation interne à la scène internationale ou encore pouvoir surveiller plus facilement l’un des derniers canaux de communication qu’est le téléphone dans l’optique d’améliorer son renseignement intérieur.

Le gouvernement iranien a bien retenu la leçon : la « révolution twitterisée » de 2009 ne peut avoir de nouveau lieu, et ce depuis la fermeture du réseau social à l’oiseau bleu (tout comme Facebook) au sein des frontières.

« En 2009, lors du grand mouvement de protestation auquel j’ai personnellement participé, les autorités n’avaient pas les capacités d’ordonner une telle coupure. A cette époque, elles ont compris que pour contrôler la population elles devaient contrôler Internet », a déclaré Amir Rashidi, chercheur en sécurité et droits numériques au Centre pour les droits de l’homme en Iran, dans les colonnes du Monde.

Dix ans plus tard, la donne a forcément changé. En mai dernier, le Conseil suprême de la révolution culturelle a annoncé avoir achevé à 80 % son « Internet national », ou le Réseau d’information national iranien (ININ). Un moyen pour Téhéran de contrôler le contenu de son réseau et de limiter les informations provenant de sources externes. En somme, une censure numérique comparable à celle actuellement présente en Chine.

« La République islamique a retenu la leçon de 2009 puis de 2017 et 2018, et de l’utilisation des réseaux sociaux par les mouvements de protestation. Leur capacité de réaction rapide est indissociable de la construction du réseau d’informations national », ajoute pour sa part Mahsa Alimardani, doctorante à l’Oxford Internet Institute et membre de l’organisation de défense des droits de l’homme Article19, toujours dans Le Monde.

FAI, UN RÔLE TROUBLE
« Il est surprenant d’observer les autorités iraniennes bloquer toutes les connexions internet du pays au lieu des connexions internet internationales uniquement, tactique déjà utilisée par le passé », s’étonne pour Wired Adrian Shahbaz, directeur des recherches de l’organisation non gouvernementale Freedom House, qui étudie l’étendue de la démocratie dans le monde.

Et de poursuivre son analyse : « Cela pourrait signifier qu’ils craignent davantage leur propre peuple et s’inquiètent du non-contrôle de l’espace d’information au sein de ces manifestations économiques ». Une crainte matérialisée par un processus de blocage loin d’être évident à mettre en oeuvre. Car plus l’infrastructure d’un pays est vaste et diversifiée, plus le mécanisme est dur à exécuter.

Les autorités doivent en effet se coordonner avec les fournisseurs d’accès à Internet (FAI) et les opérateurs mobiles pour arriver à leurs fins. En d’autres termes, les entreprises du secteur ont forcément accepté de collaborer avec le gouvernement, par choix ou de force. « Cela signifie que l’Iran est capable d’exercer une pression même sur des fournisseurs d’accès internet prétendument indépendants », note Wired.

Conseiller indépendant en matière de sécurité et collaborateur scientifique au Centre for Technology and Global Affairs de l’Université d’Oxford, Lukasz Olejnik précise : « Couper l’accès Internet d’un pays nécessite un grand nombre de préparations en amont. Il est ici question de couches matérielles et logicielles et de cadres réglementaires ».

UNE PRATIQUE RÉGULIÈRE
Adrian Shahbaz tente quant à lui de mesurer les futurs effets d’un acte aussi fort : « Ceci est une tentative très brutale de contrôler l’espace d’information en Iran en refusant tout bonnement aux individus de leur donner accès à toutes les informations. Et cela ne marchera pas. Les informations continueront de se propager par d’autres moyens. Parfois, une telle coupure pousse juste les individus à aller dans la rue ».

Déconnecter ses habitants de la Toile n’est reste pas moins une pratique plus ou moins courante dans le monde. En juillet 2019, Reporters sans frontières recensait déjà plus de soixante coupures depuis le début de l’année en Inde, tout particulièrement dans la région montagneuse du Cachemire, une source de conflit historique entre l’Inde, la Chine et le Pakistan. L’Irak a également été le théâtre d’un tel blocage en octobre dernier, au même titre que le Pakistan au cours des dernières années.