Pour ce 3ème rendez-vous #SauverLePrésent avec Le Parisien , Konbini News et France Culture, nous explorons l’impact environnemental du numérique. Face à la crise climatique, la mise au régime concerne aussi Internet et ses sites web, conçus aujourd’hui pour accueillir toujours plus de vidéos et de contenus haute définition. Pourtant, dans le même temps, un autre Web, low-tech celui-là, tente d’émerger.
Et oui, Internet aussi . La prise de conscience est récente, mais il a bien fallu s’y résoudre : Internet n’étant pas fait d’eau de pluie et de tiges de chanvre, son empreinte carbone est importante. Soyons précis : Internet, le système de réseaux informatiques sur lequel repose le Web, « pollue » d’abord parce qu’il est constitué de câbles, serveurs et data centers qu’il a fallu fabriquer par millions (à l’aide de matériaux rares) et qu’il faut désormais faire tourner, et ce sans magie… donc avec de l’énergie.
Ensuite, sans même parler du coût écologique des ordinateurs et smartphones par lesquels on accède au Web, ni des objets connectés qui s’y ajoutent (22 milliards au total si l’on additionne les deux), cette infrastructure est de plus en plus lourde, et de plus en plus sollicitée à mesure que le trafic explose. La vidéo y est pour beaucoup - Netflix consomme à lui seul 15% de la bande passante, et notre consommation de vidéos en ligne émettrait autant de CO2 que l’Espagne - mais les sites web et les applications sont aussi concernés. Depuis 2010, la taille moyenne d’une page web a plus que triplé.
« Ce qui coûte très cher à l’environnement aujourd’hui, c’est le flux de données, beaucoup plus que le stock », résume Bela Loto, formatrice-consultante et fondatrice de Point de M.I.R, la Maison de l’informatique responsable. Pour limiter ce flux, limiter des allers-retours beaucoup trop nombreux avec les serveurs, une des solutions, au-delà des gestes applicables par chacun, est de concevoir des sites plus… légers. Donc moins gourmands en ressources. On parle alors d’éco-conception des services numériques, mais aussi d’ « internet low-tech ».
Cercle vertueux
En France, l’enjeu, défendu depuis quelques années par le collectif Conception numérique responsable, qui propose de nombreux outils et lançait en avril une campagne pour « faire de l’éco-conception des services numériques une filière d’excellence française », commence à se diffuser auprès des concepteurs de site.
Ainsi le designer Gauthier Roussilhe - avec lequel nous parlions il y a peu de « pollution mentale du numérique » - publiait-il en mars un guide de conversion numérique low tech, expliquant se fonder sur les principes développés par Philippe Bihouix (auteur de L’Âge des low tech) ou les conseils de Frédéric Bordage de GreenIT.
« Faut-il arrêter d’aller sur Internet ?
Faut-il arrêter de faire des sites web ? »
Geoffrey Dorne, designer, fondateur de l’agence Design & Human, également soucieux des « répercussions de l’environnement numérique sur le vivant, la planète et la biodiversité », s’interrogeait en septembre dans un article : « Faut-il arrêter d’aller sur Internet ? Faut-il arrêter de faire des sites web ? Le métier de webdesigner est-il condamné à disparaître ? ».
En guise de réponse, le designer liste des idées pour concevoir des « sites low-tech ». Première règle : proposer moins de contenus et se poser la question de l’utilité de ce qu’on met sur un site. Puis, « héberger son site sur un serveur qui consomme trois fois rien », « laisser tomber les CMS usine à gaz et les bases de données ultra lourdes », « ne surtout pas abuser des javascript hyper lourds, essayer de rester sur du HTML/CSS », « utiliser moins d’images, et essayer de les compresser le plus possible », « minifier son code », mais aussi « éviter les animations », « ne pas mettre Google Analytics, pas de Cookies, pas de publicités, etc », « imaginer et concevoir des sites uniquement en texte »… La liste d’idées est longue et peut paraître obscure. En réalité, il s’agit surtout de faire moins .
Et ce pour un effet allant au-delà de l’impact carbone, explique Geoffrey Dorne. « L’impact est économique mais aussi créatif. Si je te dis demain : fais-moi un site qui pèse moins de 5 Mo, c’est un beau challenge, pour créer une autre esthétique. À titre personnel, ça m’a redonné envie de faire du web ! C’est aussi plus respectueux de la vie privée : je ne mets pas de trackers, pas de compteurs de visites, pas de cookies. C’est mieux pour l’accessibilité - cela permet à ceux qui ont des ordinateurs qui rament, des smartphones un peu anciens, d’avoir accès aux sites. Et pour la charge cognitive aussi : le lecteur peut aller à l’essentiel . »
Le site du Mucem de Marseille, très épuré, fondé sur la typographie, et hébergeant peu d’images. D’autres exemples de sites low-tech sont listés ici.
Le deuil du clinquant
Une telle liste d’avantages ne suffit pourtant pas à embarquer les professionnels, tant cela implique de changer nos habitudes de ce Web flash, en haute définition et rempli d’animations qui rend aujourd’hui complètement ringards les sites des années 1990. « Ça ne fait pas toujours plaisir aux gens de la publicité, de la com, du marketing : ils doivent faire le deuil du clinquant », résume Bela Loto, qui intervient beaucoup en entreprises. « D ès qu’on parle de sobriété, cela inquiète : que va faire la concurrence ? » Les développeurs en 5e année qu’elle a comme étudiants ne sont pas, non plus, emballés de prime abord : « Ils ont tellement l’habitude d’une richesse des contenus, des couleurs, de photos d’excellente qualité : le dénuement leur fait peur. »
Non, il ne s’agit pas d’exhumer les skyblogs (« L’internet de l’époque », Norman fait des vidéos)
Il faut dire que l’environnement dans lequel nous évoluons la plupart du temps est tout sauf low-tech : les réseaux sociaux nous habituent à une déferlante de contenus, notre oeil étant toujours attiré par une nouvelle vidéo lancée sans un clic de notre part. Si, pour n’en citer que deux, Facebook ou Instagram ne bougent pas, et persistent à capturer l’utilisateur dans des interfaces sans fin, pourquoi s’embêter à concevoir des sites épurés et peu énergivores ? Parce qu’il faut bien commencer quelque part, répond Geoffrey Dorne : « Si demain on arrive à diffuser cette culture et que les gens réclament un Facebook “light”, ce sera ça de gagné. Et puis le jour où ces plateformes s’effondrent, il faudra bien qu’elles repensent leurs structures. Et on sera bien contents d’avoir des sites low tech et des petit outils de conversation très légers. »
Mieux vaut prévenir
C’est la logique qui soutient l’esprit des low-tech en général, et donc des sites low tech : les services numériques sur lesquels nous nous reposons aujourd’hui n’étant pas durables, mieux vaut prévenir que guérir en construisant des services résilients. « Si demain on a du courant 2 à 3 fois par jour, un Web résilient sera nécessaire, poursuit Geoffrey Dorne. Et si mon Web est censuré, ou détruit, il faudra un Web résilient pour protéger le savoir, afin qu’il soit duplicable, réplicable de façon pérenne. Wikileaks pèse trois fois rien : plein de gens le copiaient-collaient en 2 ou 3 clics. C’est aussi un outil contre la censure d’avoir des outils très légers et d’être alimenté avec très peu d’énergie. »
« La pompe à dopamine a ses limites »
La crise qui ébranlera l’Internet tel qu’on le connaît aujourd’hui pourrait ainsi être économique, énergétique (liée à l’épuisement des ressources) ou même survenir en amont. « Tous ces contenus qu’on brasse, tous ces sites sur lesquels on scrolle indéfiniment… La pompe à dopamine (Sean Parker, le premier président de Facebook a lui-même regretté avoir conçu un système fondé sur des « shots de dopamine », ndlr) a ses limites, c’est peut-être ça qui va saturer, avant-même la pénurie des ressources, parie Bela Loto, qui a fini par troquer son smartphone contre un téléphone qui « appelle et envoie des SMS ». Le corps humain a des limites de perception, il est fatigué ! »
Extrait de la page d’accueil du site « low-tech » du Low-tech Magazine, qui fonctionne à l’énergie solaire et s’éteint donc la nuit.
Pour l’instant, le magazine a conservé deux versions du site, une normale, et une low-tech
Geoffrey Dorne a pour sa part transformé le projet de Web low-tech en une expérience avec ses étudiants en design (DSAA1 en design interactif du Pôle Supérieur de Design de Villefontaine). L’objectif : créer, en deux semaines, un Web alternatif qui puisse tenir sur une clé USB d’1 giga. Il raconte : « On a tout déconstruit, et listé ce à quoi ils tenaient dans le Web : à Wikipédia, à la communication, aux mèmes… Chacun se répartit une des fonctions du web et ils recréent leurs services à eux. Les étudiants aiment YouTube, pas pour YouTube en lui-même mais pour la connaissance qu’ils y trouvent. Cela pose aussi des questions de gouvernance : puisqu’on ne peut pas tout faire tenir sur 1 Go, faut-il faire sortir un service pour en laisser entrer un autre ? Déterminer une durée de vie pour un site ? ». Les étudiants vont fabriquer leur propre serveur avec un Rasberry Pi, et l’alimenter avec un panneau solaire. « Comme ça, la nuit, notre web n’est plus accessible et il revient le lendemain matin ( c’est aussi le cas du site du Low-Tech Magazine , ndlr ). On va s’amuser avec des contraintes . »
Rompre avec l’idée qu’il faudrait avoir accès à tout, tout le temps, tout de suite, n’importe où : c’est aussi l’esprit de l’Internet low-tech. « Un bon moyen d’inventer le futur est de le prédire », disait John Perry Barlow, auteur de la Déclaration d’indépendance du cyberespace et grand défenseur de l’Internet libre. Prédisons donc, sans gravité, que celui-ci sera léger.