Depuis les années 2000, les géants du numérique n’ont cessé d’accroître leur influence dans la diffusion et la production de l’information. Aujourd’hui, de nouvelles formes de collusion sont à l’œuvre entre ces multinationales et les médias, au détriment du journalisme.
Note : cet article est tiré du dernier numéro de notre revue Médiacritiques, à commander sur notre boutique en ligne, ou à retrouver en librairie.
Le développement de l’usage d’Internet, à partir de la fin des années 1990, a bouleversé l’économie générale de la communication, et entraîné des transformations majeures dans le secteur des médias. Il a notamment conduit à la constitution d’un véritable oligopole dans le secteur de la distribution des contenus et des services en ligne. Les multinationales qui le composent sont désignées par un acronyme : GAFAM, pour Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft [1]. La montée en puissance de ces « géants du web » s’inscrit dans une évolution large de rapprochement du secteur des industries culturelles et médiatiques avec ceux des télécommunications et de l’informatique.
L’emprise des GAFAM
Les chercheurs Nikos Smyrnaios et Franck Rebillard ont étudié leur influence sur la production et la diffusion de l’information en ligne [2]. Ils expliquent la place centrale qu’occupent les GAFAM dans l’environnement numérique par leur rôle d’intermédiaires de l’information, ou d’infomédiaires. Ce rôle consiste à sélectionner, organiser, hiérarchiser et mettre à disposition des informations en ligne de manière personnalisée pour les internautes. Pour cela, sont élaborés des algorithmes complexes qui s’apparentent à des « boîtes noires » et qui contribuent à orienter les flux des informations. À ce titre, les GAFAM ont su se rendre indispensables, comme en témoignent les chiffres édifiants présentés par Nikos Smyrnaios [3] :
La fonction d’accès à l’information ou aux contenus en ligne est d’abord assurée par les moteurs de recherche. Dans ce domaine Google exerce une domination sans partage avec une part de marché mondiale de plus de 70%, dépassant les 90% en Europe. Dans le domaine de l’actualité, Google et Facebook sont les deux plus gros pourvoyeurs de trafic pour les sites d’information : ils totalisent plus de deux tiers du trafic entrant en moyenne en France comme aux États-Unis. Ils deviennent ainsi indispensables aux éditeurs de presse qui se trouvent dans l’obligation de se conformer à la fois à leurs exigences économiques et à leurs règles techniques.
Un des exemples les plus emblématiques des incursions des GAFAM dans la filière de l’information est la mise en place de Google News en 2002 aux États-Unis (un an plus tard, Google Actualités sera lancé en France). Ce service illustrait la capacité des algorithmes de la firme californienne à organiser les informations issues d’une multitude de sources et d’en organiser la consultation de manière individualisée. Son succès a permis à Google de se placer comme intermédiaire de premier plan entre les contenus des sites d’actualité et les internautes.
Ses concurrents ne sont cependant pas en reste, comme le montrent plusieurs enquêtes [4] : en 2017, les réseaux sociaux (comme Facebook ou Twitter) seraient utilisés par 45% de la population française pour s’informer – un pourcentage qui atteint 68% aux Etats-Unis. Dans les deux pays, plus de la moitié des sondés utiliseraient le téléphone portable pour accéder à l’actualité. Les GAFAM ont su, dès 2015, tirer profit du recours croissant aux terminaux mobiles. En témoigne le lancement d’Apple News, sur le modèle de Google News ; de Snapchat Discover et de Facebook Instant Articles, à destination des éditeurs de presse souhaitant adapter leurs articles sous forme de « snaps » [5] ou d’articles Facebook à chargement rapide – moyennant, bien sûr, partage des ressources publicitaires…
Les recettes publicitaires : entre coopération et compétition
Les initiatives des géants d’Internet sur le terrain des entreprises médiatiques illustrent leur rapport d’interdépendance, que Nikos Smyrnaios et Franck Rebillard qualifient de « coopétition » : coopération, d’une part, puisque les médias fournissent des contenus pour les infomédiaires qui, en retour, accroissent leur audience ; compétition, d’autre part, sur le marché de la publicité en ligne. En 2017 en France, en dehors des recettes publicitaires associées aux activités de moteurs de recherche (2 milliards d’euros captés à 90% par Google [6]), l’affichage de publicité contextuelle représentait 1,45 milliards d’euros répartis entre réseaux sociaux (669 millions), acteurs de la presse écrite (234 millions) et de la télévision notamment via les replays d’émissions (126 millions).
Dans la concurrence pour l’accès aux revenus publicitaires, les infomédiaires disposent cependant d’une position stratégique, en amont des sites de presse. Le référencement des contenus de ces derniers leur permet de bénéficier d’une audience importante, monétisée sous forme de publicités. Mais cela ne va pas sans les protestations des éditeurs de presse, qui ont vu leurs revenus publicitaires fondre. Nikos Smyrnaios et Franck Rebillard évoquent les relations tendues entre le GESTE (groupement d’éditeurs de contenus numériques rassemblant les principaux médias nationaux français) et Google après le lancement de son service Actualités… ainsi que l’épilogue, dix ans plus tard :
À côté d’accords bilatéraux et ponctuels pouvant d’ailleurs donner lieu à versement monétaire, un accord collectif est finalement intervenu entre des entreprises médiatiques et un infomédiaire majeur, devenus si interdépendants qu’ils n’avaient finalement plus d’autre choix que de s’entendre.
En 2013, sous l’égide du Président de la République François Hollande, un fonds financé par Google (Fonds pour l’innovation numérique dans la presse) et cogéré par une association constituée de représentants des principaux newsmagazines et quotidiens nationaux français (Association de la presse d’information politique et générale) a été créé, se substituant d’ailleurs à une partie des aides publiques à la presse.
La mise en place de ce fonds a été critiquée par certains acteurs de la filière (en particulier les pure players par l’intermédiaire de leur syndicat professionnel Spiil) au motif que ses subsides étaient réservés aux médias les plus établis et conditionnés à l’utilisation des outils et des services de Google [7].
Ainsi est-on progressivement passé d’un rapport de coopération/compétition entre les médias et les infomédiaires à une vassalisation des premiers par les seconds. Une nouvelle étape est même encore franchie, selon les deux chercheurs, avec les nouveaux services de consultation de l’actualité mentionnés précédemment (Apple News, Snapchat Discover, Facebook Instant Articles). Dans le cadre de ces partenariats, les médias passent bien souvent par les régies publicitaires des GAFAM pour commercialiser leurs espaces de publicité, « parachevant le processus de délégation de leur activité de vente de publicité en ligne [8] ».
L’ingérence éditoriale des géants du numérique
Mais, au-delà de la question publicitaire, c’est surtout la question de l’impact de la mainmise des géants du numérique sur la production de l’information et ses formats qui est posée. Dans les années 2000 déjà, les éditeurs de presse en ligne étaient confrontés aux exigences du Search Engine Optimization (SEO), c’est-à-dire à « l’optimisation » du contenu des articles de sorte à maximiser leur visibilité sur les moteurs de recherche, et ainsi, l’audience – désormais mesurée instantanément à travers différents indicateurs. Autant de contraintes devant être prises en compte en amont par les journalistes, dans le choix des angles et la production des contenus (articles, vidéos…). Pour Nikos Smyrnaios et Franck Rebillard, l’emprise croissante des GAFAM s’est ainsi traduite par une accentuation des interventions uniformisantes des infomédiaires sur le fond (choix éditoriaux et du mode traitement journalistique) comme sur la forme (mises en page adaptées aux différentes plateformes notamment).
Ces interventions peuvent notamment prendre la forme de relations étroites entre les équipes éditoriales de certains médias et des infomédiaires dans le cadre des différents partenariats mis en place. C’est par exemple le cas, depuis 2016, entre Snapchat et la « Snapteam » du Monde, mais pas seulement… Le 5 septembre 2019, Facebook annonçait de nouveaux partenariats avec Le Monde, Brut et BFM-TV, visant à produire des contenus exclusifs pour Facebook Watch, une plateforme vidéo hébergée sur le réseau social. Dans le cas du Monde, en plus des fonds que lui octroie Facebook pour financer la « lutte contre les fake news » [9], le journal produit depuis la rentrée 2019 une série vidéo de 44 épisodes hebdomadaires consacrés à l’environnement. Nul doute que dans un tel cadre, les reportages sur les gros pollueurs du net vont fleurir dans les colonnes « facebookées » du Monde ! Mais qu’importe. Entre Louis Dreyfus, président du directoire du quotidien « de référence » et Laurent Solly, vice-président de Facebook pour l’Europe du Sud, le courant passe à merveille. Le premier ne manque pas de remercier Facebook d’être un « levier de croissance », faisant grimper en flèche le nombre d’abonnés digitaux, tandis que le second se félicite que la « culture marketing » soit désormais digérée :
Si, au départ, il a été difficile, pour les équipes du Monde, de partager la culture du marketing digital, le travail a été commun pour adopter nos pratiques au profit des services du quotidien. Nous avons donc identifié des bassins d’audience pour construire des parcours d’abonnement personnalisé. Et ce, via la promotion d’articles personnalisés, l’installation d’application, puis les offres d’abonnement, sans oublier, ensuite, les outils de fidélisation. [10]
Quant à BFM-TV, le rendez-vous est dorénavant quotidien sur Facebook Watch : depuis septembre 2019 en effet, l’animateur du soir Bruce Toussaint prend les rênes du programme « Bonsoir Bruce », qui, tout en n’excédant jamais les 10 minutes, prétend « approfondir l’événement d’actualité du jour grâce à l’expertise de la rédaction et une narration percutante. » [11] Vous avez dit misère ? Ainsi au-delà de la collusion entre médias et géants du numérique sur la gestion commerciale de la publicité, les relations étroites nouées entre les GAFAM et les médias ajoutent la dilution du journalisme dans le moule éditorial des grandes plateformes.
Menaces sur le pluralisme
Bien sûr, le développement d’Internet n’a pas apporté qu’un lot de mauvaises nouvelles pour le journalisme. Le « tournant numérique » a aussi rendu possible, en réduisant les coûts de diffusion, la mise à disposition d’une quantité considérable d’informations pour un large public ; ainsi que le développement de médias différents : sites d’information en ligne indépendants ou médias associatifs (comme par exemple… le site d’Acrimed). Autant d’initiatives s’efforçant d’apporter leur contribution au pluralisme médiatique malgré les contraintes économiques, autant de pratiques du journalisme affranchies de la course à l’audience et aux revenus publicitaires qui caractérise les grands médias.
Mais toujours est-il que dans l’écosystème médiatique, ces initiatives demeurent marginales, en particulier en comparaison avec l’influence considérable dont bénéficient les géants d’Internet. D’autant que la visibilité de la presse indépendante en ligne demeure, au moins en partie, dépendante des grands infomédiaires ; et que la visibilité accrue des médias « partenaires », acceptant les termes des GAFAM, se fait au détriment d’acteurs de plus petite taille et d’une information différente. Comme le note Nikos Smyrnaios, contrairement à certains discours enchanteurs sur les GAFAM, ces derniers « œuvrent moins en faveur de la diversité des opinions et du pluralisme culturel et politique qu’au profit d’une marchandisation accrue de la culture, de l’information et des rapports sociaux ».
Les GAFAM pourraient même contribuer à une forme de censure plus ou moins insidieuse. Plusieurs cas de décisions arbitraires en témoignent : fin août 2019 en France, l’audience de plusieurs pages Facebook de collectifs militants a brutalement chuté, sans que la raison en soit connue [12]. Un an auparavant, au nom du combat contre les « fake news » et l’ingérence des puissances étrangères, Facebook supprimait aux États-Unis plusieurs centaines de comptes d’activistes et pages de collectifs de gauche. En 2017, c’était Google qui était montré du doigt suite à la chute vertigineuse de plusieurs sites de gauche socialiste et anti-guerre [13].
Plusieurs multinationales disposent ainsi d’un pouvoir sans précédent sur la circulation et la production de l’information. La mainmise des GAFAM pose assurément une question démocratique majeure. Elle appelle différentes formes de réponses, comme le renforcement – nécessaire – des médias indépendants (et une vigilance quant à la réalité de cette indépendance vis-à-vis des géants du numérique). Mais elle appelle également une réponse politique. Celle-ci doit prendre la forme d’une réglementation ambitieuse et stricte du secteur des médias et des télécoms. L’information doit être un bien commun, et non une marchandise ou un levier d’influence dans l’escarcelle de grands groupes privés.
Frédéric Lemaire
[1] Liste à laquelle il conviendrait d’ajouter, pour l’Asie, des multinationales telles que Alibaba, Baidu ou Tencent.
[2] Voir Franck Rebillard et Nikos Smyrnaios, « Quelle “plateformisation” de l’information ? Collusion socioéconomique et dilution éditoriale entre les entreprises médiatiques et les infomédiaires de l’Internet » Tic&société, Vol. 13, N° 1-2, 2019.
[3] Nikos Smyrnaios, Les GAFAM contre l’Internet, une économie politique du numérique, INA, 2017.
[4] Selon une enquête du Pew Research Center (2018) et du Reuters Institute for the Study of Journalism (2018)
[5] Les « snaps » sont de courts messages vidéo ou photo, échangés par les internautes sur l’application Snapchat.
[6] Ces recettes sont liées aux « liens sponsorisés », lorsqu’une entreprise paie Google pour apparaître en tête des résultats affichés sur le moteur de recherche.
[7] Voir Franck Rebillard et Nikos Smyrnaios, op. cit.
[8] Ibid
[9] Facebook finance aussi Libération pour Checknews, ainsi que pour d’autres médias ayant développé des programmes similaires. La stratégie de Facebook en ce domaine a été intensifiée en 2017, notamment au travers du programme « Facebook Journalism Project », censé, comme le rapportait Le Monde (13 juil. 2017), « “aider” les médias, après une série de polémiques liées notamment à l’élection de Donald Trump et au rôle des “fausses informations” ».
[10] Propos rapportés dans l’article « Le Monde et Facebook intensifient leur partenariat », emarketing.fr, 5 septembre 2019.
[11] « BFMTV lance “Bonsoir Bruce”, un programme quotidien inédit sur Facebook Watch », BFM-TV, 6 sept. 2019.
[12] Voir « Facebook anéantit l’audience d’une partie de la gauche radicale », Mediapart, 29 août 2019.
[13] Voir « Facebook escalates censorship of left-wing, anti-war organization », WSWS.org, 23 août 2018.